Oleg VOSKOBOYNIKOV[1]
Nostri reges de saporibus epularum et de volatu avium iudicare possunt, de ingeniis hominum non possunt ; quodsi forte presumpserint, superbie tumor aperire oculos aut flectere et in verum figere non sinit.
Pétrarque, Familiares, I, 2.
L’Art de chasser avec les oiseaux de l’empereur Frédéric II (1220–1250) est une œuvre célèbre que plusieurs historiens ont abordée, lue et citée ; elle a été bien traduite en français[2], anglais, espagnol, allemand et italien. Bizarrement, aucune étude monographique détaillée de ce livre n’accompagne les nombreuses biographies de son auteur ; jamais il n’a été considéré dans le contexte de l’ensemble de la vie intellectuelle et artistique du Mezzogiorno souabe et angevin. Le livre de Daniela Boccassini est pratiquement le seul à être consacré formellement à L’Art de chasser avec les oiseaux. Erudit et écrit avec beaucoup de brio littéraire, il reste cependant un peu flou dans sa volonté de lier le traité frédéricien à un « esprit d’Orient » assez indéterminé[3].
Pour compléter ce point de vue, deux témoins manuscrits, l’un ayant appartenu au fils de Frédéric II, Manfred, roi de Sicile en 1258-1266 (Città del Vaticano, B.A.V. Pal. lat. 1071), et sa copie française du début du XIVe siècle (Paris, B.n.F. fr. 12400) nous informent sur plusieurs aspects de la réception et de la première circulation de ce monument de la pensée scientifique du XIIIe siècle[4]. Le manuscrit de Manfred a l’avantage d’être relativement bien conservé, malgré le dommage occasionné par un liquide qui pénétra plusieurs feuillets. Par ailleurs, les historiens de l’art se sont intéressés tantôt à la très riche iconographie de la nature, tantôt au style des enluminures du manuscrit, mais leurs études prennent rarement en considération le lien indissoluble de celles-ci avec le texte[5]. Il existe cependant des exceptions importantes : les commentaires d’Hélène Toubert au fac-similé du manuscrit parisien et quelques articles de Baudouin van den Abeele. Tout récemment, B. Van den Abeele a consacré un chapitre au cas de Frédéric II dans son dernier livre sur les manuscrits cynégétiques médiévaux[6]. En suivant certaines trouvailles de ces chercheurs, il est possible de montrer qu’une analyse comparative des deux témoins permet de mieux situer l’œuvre de Frédéric II dans l’histoire de l’art, des idées et du livre en Occident.
L’historique des manuscrits
Le manuscrit original d’auteur du De arte venandi cum avibus n’est pas conservé. On a longtemps pensé qu’il avait disparu lors d’une grande défaite subie par les troupes de l’empereur sous les murs de Parme, en 1248. Plus tard, il aurait été offert par un marchand milanais, Bottatius, à Charles I d’Anjou, vainqueur des héritiers de Frédéric II en Italie[7]. J. Fried et M.D. Glessgen ont été les premier à douter de cette histoire. Dans la lettre dédicatoire de Bottatius, il est question d’un Liber de avibus et canibus. Le livre offert est décrit comme un codex luxueux, « grand comme deux psautiers », relié d’or et d’argent, orné de l’effigie de l’empereur en majesté et de nombreuses enluminures marginales figurant les oiseaux, les chiens, leurs maladies et tout ce qui les concerne, en stricte relation avec le texte[8]. Cette description correspond partiellement à l’aspect du manuscrit manfrédien du De arte venandi cum avibus, conservé à la Vaticane, calqué sans doute sur l’exemplaire original de Frédéric II, mais les chiens n’y figurent pas, ni dans le texte, ni dans les images[9]. Selon J. Fried, à Parme, ce n’est pas le codex du De arte venandi cum avibus qui est passé aux mains des vainqueurs pour finir à la cour de Charles Ier, mais un autre recueil de textes, concernant la chasse, y compris la traduction latine du traité arabe, le Moamin. Cette traduction a été exécutée par Théodore d’Antioche et corrigée personnellement par Frédéric II en 1240, lors du siège de Faenza, comme nous l’apprend son incipit[10]. Frédéric II a utilisé le Moamin, s’est approprié son contenu, en insérant des passages dans son traité sans y faire explicitement référence. Cependant, je doute que l’empereur ait fait orner d’or et d’argent un codex qu’il utilisa à peu près comme nous utilisons nos carnets de notes. Néanmoins, il se peut que Bottatius ait offert à Charles l’exemplaire personnel du De arte venandi cum avibus avec le Moamin et d’autres matériaux, comme l’estiment M.D. Glessgen et B. van den Abeele[11].
Aujourd’hui la tradition manuscrite comporte deux branches, dérivant du même prototype. La première contient la version en six livres que Carl Arnold Willemsen, et plus récemment Anna Laura Trombetti Budriesi, ont utilisée pour leurs éditions critiques[12]. On peut l’appeler « complète » à la restriction près que l’auteur considérait son traité comme un travail en progression. La deuxième branche peut être appelée « manfrédienne ». Elle ne contient que les deux premiers livres, les plus intéressants du point de vue scientifique. On y trouve quelques ajouts de Manfred et environ 900 illustrations marginales.
Bien que la première branche, dépourvue d’interpolations, semble plus proche de l’original, elle représente un stade intermédiaire de la formation du texte. Une intéressante remarque « codicologique » du roi Manfred dans son propre manuscrit nous l’apprend. Il raconte qu’en relisant plusieurs fois le livre qu’il avait hérité de son père, il s’est aperçu que juste après le prologue, l’auteur avait voulu placer le chapitre intitulé « Comment reconnaître les faucons selon la forme du corps et le plumage ». La rubrique et les feuillets laissés vierges avant le chapitre « De la capture des faucons » sont à l’origine de son intuition. Pour pallier cette absence, le roi s’est mis à chercher des « brouillons » (quereremus quaternos et notulas libri istius), car il était convaincu que le livre devait être amendé, libéré des fautes du scribe nonchalant. Après ces recherches, le chapitre Du plumage des faucons a été retrouvé ; Manfred en a déduit que le chapitre sur les propriétés des faucons devait précéder celui sur leur capture. « Car », poursuit Manfred, « comment peut-on chercher quelque chose qui n’est pas connu, et même si l’on trouve quelque chose, ce n’est pas de la science, mais du hasard »[13].
Le précieux passage cité permet d’entrevoir le studium de notre savant chasseur : on y verrait des notes dispersées, que l’auteur était en train de mettre en ordre. En ce qui concerne l’histoire du texte, le récit de Manfred prouve que le traité, tel qu’il nous est connu grâce à douze manuscrits conservés, ne représente pas un texte définitif. C’était un texte vivant, dont la rédaction est souvent interrompue par les soucis du gouvernement, mentionnés avec angoisse rhétorique dans les diplômes impériaux. La mort a probablement surpris l’empereur au milieu du travail et Manfred a pu encore trouver dans les archives de son père les traces des dernières corrections et des remaniements du texte et des images. Frédéric II lui-même parlait de son désir de consacrer d’autres livres aux autres types de chasse dès que le De arte venandi cum avibus serait terminé[14]. Cette situation n’est pas unique dans l’histoire des textes médiévaux : l’oeuvre littéraire médiévale est une variable, et souvent, au lieu d’espérer parvenir au prototype, il vaut mieux faire « l’éloge de la variante »[15].
Cela ne veut pas dire que les textes critiques établis par C.A. Willemsen ou A.L. Trombetti Budriesi soient inutiles pour l’étude de la mentalité de l’auteur. Tout au contraire, s’y révèle une énorme volonté organisatrice de Frédéric II qui a suivi de manière systématique son plan scolastique. Cela distingue nettement le De arte venandi cum avibus de l’autre opus magnum de la cour souabe : le Liber introductorius de Michel Scot. J’oserais supposer que le traité a été conçu comme un texte ouvert aux éventuels ajouts et corrections : de nombreux renvois croisés dans les différentes parties du texte témoignent aussi de ce travail continu. La raison de cette hypothèse est très simple : Frédéric II n’a jamais cessé de chasser, la chasse étant pour lui en quelque sorte un « laboratoire » de ses recherches sur la nature.
Dans sa version définitive ou intermédiaire, il faut le souligner, le traité devait présenter l’union indissoluble du texte et des images. Manfred était un fidèle héritier de son père. Doué des mêmes talents politiques et scientifiques, de la même intransigeance d’esprit gibelin, il a suscité autant la haine des guelfes du Nord que les éloges pour son amour des savoirs et sa courtoisie[16]. Je crois que cette fidélité s’est exprimée, de plusieurs manières, dans le manuscrit du Vatican du De arte venandi cum avibus, y compris dans son programme iconographique. Le fait que la branche « complète » de la tradition soit quasi totalement privée d’images montre qu’entre elle et l’original existe un stade intermédiaire, où le manuscrit a été copié sans enluminures, probablement pour des raisons de coût ou de temps. Pourtant, dans la mentalité de Frédéric II, les illustrations avaient la même importance que le texte pour la nouvelle science des oiseaux. Il est certain que les images que l’on voit aujourd’hui dans le manuscrit du Vatican sont le résultat d’un travail de plusieurs années, mené par plus d’un artiste de talent, sous la direction de l’auteur.
Le manuscrit du Vatican (Pal. lat. 1071) a été exécuté entre 1258 et 1266. On y trouve de brèves mais précieuses interpolations textuelles de Manfred, sous les rubriques Manfridus rex[17]. Après la bataille de Bénévent, le 26 février 1266, le codex luxueux, quoique inachevé, a dû suivre le destin du trésor royal et passer au vainqueur, Charles d’Anjou, frère de Louis IX, devenu roi de Sicile. Celui-ci a su apprécier la valeur du manuscrit : à part la richesse du programme, l’exotisme du style, « byzantinisant » sous certains aspects mais aussi « naturaliste », devait sauter aux yeux du prince, accoutumé à manier des livres précieux. L’envergure scientifique du traité impérial n’a pas dû lui échapper non plus : Charles soutenait le travail des savants, des traducteurs et des scriptoria. Sa version luxueuse de la grande encyclopédie médicale Continens de Rhazès (Kitab al-Hāwī), traduite par Farağ ben Sālem, un juif d’Agrigente, le prouve, même si la nouvelle faculté de médecine ouverte à Naples en 1278, au moment même où a été commandée la traduction de Rhazès, n’a pas été une réalité effective ; la refondation officielle de l’Université de Salerne est intervenue à un moment où l’enseignement médical amorçait un déclin[18]. Lors du siège de Lucera, révoltée obstinément contre le pouvoir français, l’un des plus beaux textes scientifiques du XIIIe siècle est né dans le camp de Charles I. Il s’agit de l’ouvrage d’un esprit libre, ouvert à l’expérimentation : le De magnete de Pierre de Maricourt[19]. Le prince angevin avait probablement aussi un intérêt particulier pour la littérature cynégétique.
Parmi les chevaliers qui accompagnaient Charles d’Anjou dans sa « croisade » contre les derniers Staufen, il y avait des représentants de la famille de Brienne, anciens rois de Jérusalem, et des représentants de la lignée Dampierre-Saint-Dizier que Charles avait aidés à obtenir le riche comté de Flandre. Ce n’est pas un fait mineur, car au tout début du XIVe siècle, le manuscrit de Manfred se trouvait dans les mains de Jean II de Dampierre, neveu du redoutable comte Guy de Flandre, adversaire de Philippe le Bel. Le manuscrit a vraisemblablement été offert à Guy ou à un membre de sa famille pour son service. Il est aussi probable que le manuscrit soit passé avant aux Brienne, pour finir dans le trésor de Jean II, comme cadeau de son mariage avec Isabelle de Brienne. Rappelons que, dans les années 1220, Frédéric II avait épousé la fille du roi de Jérusalem, Jean de Brienne, et qu’elle s’appelait également Isabelle. C’est par ce mariage qu’il a obtenu le titre de roi de Jérusalem, dont la couronne, pour des raisons dynastiques, est tout de suite passée à son fils, Conrad. La femme de Jean II, par sa mère, était la nièce du saint roi de Castille Ferdinand et de Blanche de Castille, mère de saint Louis. En se mariant avec Isabelle, Jean de Dampierre s’était lié aux meilleures maisons de l’Europe du XIIIe siècle.
Ces méandres généalogiques, mises en relief par Hélène Toubert[20], ont quelque chose à voir, comme on le devine déjà, avec nos manuscrits et leur contenu artistique et scientifique. Le livre en tant qu’objet, codex destiné à l’usage privé d’un cercle toujours plus large de nobles lecteurs laïcs, est un signe du temps. Les textes courtois enracinés dans la culture orale du XIIe siècle sont dorénavant transcrits sur le parchemin ; ils font partie de la culture écrite et commencent ainsi leur vie littéraire au sens strict du terme[21]. Le livre était un cadeau de luxe, un trésor qui, comme d’autres objets de la vie quotidienne de l’aristocratie, portait sur lui les signes de son propriétaire, parfois de l’auteur, du scribe, du peintre ou du libraire. L’objet gagnait du prestige socio-culturel si le codex était somptueux, si son auteur faisait autorité, si son contenu était explicitement non-ecclésiastique, pas forcément non-religieux[22]. Tous ces caractères augmentaient sa valeur aux yeux de son lecteur laïc. Si le livre comportait des blasons, portraits du commanditaire ou même la simple dédicace au roi ou à un mécène important, il recevait par là une partie de son prestige personnel et son sort en dépendait beaucoup : l’exemple du codex impérial en témoigne[23]. C’était, il me semble, une caractéristique des mentalités féodales au moins dans l’Europe du Nord ; en Italie, elle fut adoptée plus vite encore par les élites politiques et commerciales des communautés urbaines. C’est à travers ces phénomènes qu’il faudrait chercher les mécanismes de la circulation des modèles culturels et des nouveaux intérêts intellectuels, auxquels Georges Duby a consacré quelques pages importantes[24]. Le cas du De arte venandi cum avibus est un bon exemple de cette circulation : pour Jean II, la possession d’un manuscrit qui avait appartenu à l’un des derniers représentants de la dynastie souabe, descendant du dernier grand empereur, de plus, parent lointain de sa femme, augmentait le nouveau prestige social de la famille Dampierre.
En 1594, après un passage par Lyon, récemment reconstruit par B. Van den Abeele[25], le manuscrit se trouvait dans la bibliothèque d’un médecin et humaniste de Nürnberg, Joachim Camerarius ; en 1596, Marc Welser en a donné une editio princeps chez l’imprimeur Jean Pretorius. Ensuite, le codex est passé dans la bibliothèque de Heidelberg et avec celle-ci, en 1623, à la bibliothèque des papes. Mais ces faits n’auraient pas d’intérêt si les Dampierre s’étaient limités à posséder le manuscrit de Manfred : ils en ont fait exécuter une version française. Évidemment, les deux versions devaient se ressembler[26]. Ce manuscrit français, de la même taille (in-folio), d’une grande finesse et en très bon état, est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France (fr. 12400). Le traducteur qui a travaillé au seuil du XIVe siècle a suivi l’original fidèlement, mais son travail n’a pas été pour autant servile. Ses notes marginales témoignent probablement d’une phase de collation de sa traduction, vérifiée et corrigée par moments – comme me le suggère Baudouin van den Abeele –, mais aussi d’une attention particulière au texte frédéricien, et de la volonté de le rendre conforme à la version royale, mais pas toujours d’une manière littérale[27]. L’enlumineur Simon d’Orléans montre sa maîtrise en balançant entre fidélité à la fois à l’original et aux canons esthétiques français, différents de ceux qui régnaient en Italie du Sud. Il a signé son travail, non sans orgueil, sur le f. 186 : Simon d’Orliens anlumineur d’or anlumina se livre si. Son nom fut peut-être pour le seigneur de Dampierre la garantie de son passage parmi les enlumineurs parisiens au cœur-même du style qui, après Robert Branner, fut parfois qualifié, pas très heureusement, de « court style » de Louis IX[28]. Il est plus probable que Simon travailla à la maison de Dampierre, à Metz, en collaboration étroite avec le traducteur pour bien lire et comprendre les termes latins d’un traité d’accès difficile.
La fidélité à l’original prestigieux, voulue par le commanditaire, se manifeste dans la forme du codex et dans sa mise en page. Le manuscrit du Vatican est un peu plus grand que l’exemplaire parisien : 360 х 250 mm contre 352 x 230 mm (le premier a pourtant été coupé, probablement au moment de l’exécution d’une nouvelle reliure au XIXe siècle ; l’absence de piqûres et quelques enluminures coupées en témoignent). Le texte est réparti en deux colonnes de 35 lignes, dans le manuscrit italien, avec la justification de 195 х 125 mm, et dans le manuscrit français, en deux colonnes de 28 lignes avec la justification de 216 х 135 mm. La mise en page est donc similaire, malgré quelques différences des écoles nationales de production de livres. Le manuscrit français compte plus de feuillets : 186 contre 111, mais le manuscrit du Vatican n’est pas conservé en entier (par exemple, manque une partie du texte après le f. 16v). Le texte occupe plus d’espace pour des raisons linguistiques, ce qui a nécessité le remodelage du rapport texte/image, si important dans la conception du traité frédéricien, en préservant au maximum l’apparence matérielle de chaque page. Ce but n’était ni trivial ni simple. Nous verrons un peu plus loin comment les maîtres français l’ont atteint.
La copie française a discrètement changé la structure du texte : le rythme des paragraphes scandé de C rouges et bleus manque ; les lettres capitales ne sont pas non plus marquées à l’encre rouge. En revanche, on trouve plusieurs initiales historiées et ornementées de style gothique qui « envahissent » le texte. Ces initiales, en particulier celles qui sont historiées, conféraient à la copie d’un manuscrit italien un coloris local, créant une nouvelle unité entre le texte et les images et, comme on le verra, jouaient parfois un rôle idéologique déterminé.
Les portraits des commanditaires
Le frontispice du manuscrit médiéval est essentiel pour celui qui veut reconstruire l’histoire du codex choisi. C’est une sorte d’ex libris, marque d’appartenance du possesseur. Il pouvait témoigner de l’histoire ou du but de sa création, par exemple, en jouant sur la scène de la dédicace, ou bien se borner à une marque du maître d’œuvre, du libraire, du scribe, de l’enlumineur, conformément à leur importance relative dans l’exécution du manuscrit et à leur prestige social[29]. Les deux manuscrits qui nous intéressent sont de beaux exemples de ce jeu intelligent.
Sur le recto assez mal conservé du premier feuillet du manuscrit italien du De arte venandi cum avibus, deux fauconniers sont représentés, tenant leurs oiseaux sur les mains protégées par des gants (f. 1r)[30]. À gauche, Frédéric II est assis sur son trône, en habit noble, mais pas forcément impérial, sa tête est couverte de lauriers, à la manière du portrait impérial figurant sur les augustales, ces monnaies siciliennes battues dès les années 1230 et modelées, pour des raisons idéologiques évidentes, d’après les monnaies antiques. L’empereur s’adresse à son fils Manfred (puisque c’est lui qui est mentionné comme destinataire sur cette page d’introduction), agenouillé en signe d’obéissance filiale. Faucon à la main, il écoute les recommandations de son père, ce que le texte relate. L’enluminure fixe un discours qui se déroule dans une atmosphère familiale, privée de toute pompe ; elle souligne, d’un côté, l’intimité des interlocuteurs, de l’autre, le caractère scientifique, technique de l’introduction et, par conséquent, celui du livre entier.
Le frontispice du manuscrit français est différent[31]. Il commence par li prohemes dou translateur de latin en francois, ce qui est intéressant du point de vue de la réception d’une œuvre littéraire explicitement laïque dans un nouveau contexte culturel. Le traducteur est obligé de se justifier devant le lecteur : « Le sage, dans le Livre des Proverbes, enseigne que l’homme doit avoir confiance en Notre Seigneur de tout son cœur et qu’il ne peut rien savoir avec son [seul] sens, et que dans tous les chemins qu’il suivra il doit penser à Dieu »[32]. L’initiale L contient une image de Dieu en majesté, bénissant. La présence de cette image signifiait que la bénédiction divine s’appliquait à la chasse, (souvent critiquée par les clercs comme « bagatelle » mondaine), au livre et à son possesseur[33].
Par le biais d’entrelacs, habités par des animaux de tous genres, cette image est en relation avec une autre scène qui manque dans l’exemplaire manfredien : sur l’antenne inférieure se déroule une scène avec Jean de Dampierre (fig. 1, f. 1r). Au-dessus de la tête du scribe qui aiguise sa plume, il poursuit un dialogue, apparemment scientifique, avec le clerc traducteur. Le seigneur porte un manteau bleu foncé avec des gantelets blancs ; ce vêtement, par son coloris intense, le distingue du clerc, en soutane grise[34]. Sur les côtés, inscrits dans les motifs ornementaux, les armoiries de Flandre rehaussent la scène et ne laissent pas de doute sur l’identité du personnage représenté.
Fig. 1, L’art de la chace des oisiaus, Paris, B.n.F. fr. 12400, f. 1r
Parmi de nombreuses drôleries se trouve un petit singe, siégeant sur une branche et concentré sur l’analyse urologique –parodie de savant que l’on trouve aussi sur le feuillet 20. Cette parodie n’a rien d’agressif ou de transgressif, sa présence ne trouble pas le sérieux de l’ensemble de cette page : on trouve souvent cette combinaison dans les manuscrits religieux et laïcs de l’époque[35]. Mais les branches sous le singe sont liées par deux anneaux. Ces deux anneaux, comme l’a remarqué Hélène Toubert, reproduisent exactement le touret, tornettum, utilisé pour conjoindre les jets et la longe, et décrit sur le f. 63-63v du manuscrit du Vatican[36]. La présence de ce terminus technicus sur la première page du livre s’explique par la volonté de l’enlumineur (libraire ? commanditaire ?) de conférer dès le début un caractère scientifique à l’ensemble de son travail. Le commanditaire a voulu se faire représenter aussi comme un professionnel. Malgré la différence apparente des détails iconographiques, du style et de la mise en page des images, le sens dont sont chargés les deux frontispices, italien et français, est le même. Il est rendu par les moyens d’expression du moment, propres aux écoles nationales de peinture[37].
Revenons au manuscrit du Vatican. Sur le verso du premier feuillet, à gauche du texte sont placées deux célèbres images de princes, cette fois avec tous les attributs de la majesté royale. En haut (f. 1v), Frédéric II indique avec la main gauche un faucon à la tête couverte d’un chaperon – ce geste marque sans doute le professionnalisme avec lequel l’auteur traite des oiseaux rapaces et son intimité avec la nature sauvage. Manfred est représenté en bas de la page (f. 1v) assis dans la même position, habillé de la même manière que son père. Leurs vêtements marient la tradition byzantine avec l’esprit gothique. Le loros qui descend de la poitrine jusqu’au sol remonte (au moins dans l’iconographie) à l’habit des consuls de l’antiquité tardive, la trabea – on la trouve sur les diptyques cérémoniels en ivoire du Ve siècle - début VIe, dont quelques dizaines sont conservés[38]. Dans sa main droite, Frédéric II tient une fleur, Manfred un sceptre « fleuri » ; cet attribut serait difficile à imaginer dans une représentation byzantine, de même que le coloris, une référence aux nouvelles modes transalpines.
Ces deux portraits contrastent fortement avec la scène familiale au recto de ce même feuillet, mais leur présence dans un manuscrit au style pictural qui fait songer à la vivacité des courants transalpins ne doit pas nous surprendre : l’attitude hiératique des deux souverains, ainsi que les détails de leur vêtements d’origine byzantine étaient familiers aux yeux du spectateur méridional. En Italie du Sud à l’époque souabe, il y avait plusieurs moyens de représenter Frédéric II, en peinture, en sculpture, sur les camées, sur les monnaies[39]. On trouve un portrait très proche de celui que nous analysons dans un rouleau liturgique consacré à la prière pascale Exultet iam angelica turba (fig. 2, f. 12).
Fig. 2, Exultet, rouleau, Museo diocesano, Salerno, f. 12 (d’après Federico II. Immagine e potere, a cura di M.St. Calo' Mariani, Venezia, 1995, p. 438)
En Italie du Sud, il en subsiste beaucoup, dont les premiers exemplaires remontent au Xe siècle. C’est un des foyers de la persistance du langage figuratif byzantin sur la terre italienne[40]. Celui qui nous intéresse a été exécuté à la demande de l’archevêque de Salerne (ou par l’empereur, ce qui est moins probable, vu son intérêt médiocre pour les manuscrits religieux) entre 1220 et 1230[41]. Il est conservé aujourd’hui aux archives capitulaires de Salerne. La commémoration du nom de l’empereur pendant l’office du samedi était obligatoire sous la domination byzantine, mais s’est éteinte dès la domination normande. Faire prononcer le nom de l’empereur, le représenter sous les traits d’un basileus, c’était là, pour l’archevêque, un geste de fidélité sophistiqué. Il visait aussi bien la sensibilité esthétique de l’empereur que son esprit de législateur, car l’invocatio nominis imperatoris devenait un acte juridique : selon les Constitutions de Melfi, celui qui, se trouvant en danger, appelait l’empereur par son nom et son titre devait se sentir à l’abri de toute agression[42]. Sur le feuillet 12, on voit Frédéric II, jeune souverain, personnifiant les auctoritates temporales commémorées lors du service solennel, entouré du peuple (populus), assis sur un trône, inscrit dans l’intérieur fastueux d’un palais suggéré par les colonnes en porphyre liées par un rideau[43]. Le pape, dont la figure semble bien moins importante, est représenté en bas, comme écrasé par l’imposant édifice de l’église. Pourtant, cette image, sans doute antérieure à l’excommunication du 29 septembre 1227, exalte l’empereur sans troubler l’harmonie des deux pouvoirs.
L’affinité iconographique et stylistique de ces deux représentations plaide pour le lien du manuscrit de Manfred avec son prototype impérial, sans doute orné d’une « majesté » semblable. La différence typologique frappante entre les deux séries de portraits sur le recto et le verso du premier feuillet peut être comparée à la même divergence entre la représentation de Frédéric II sur ses monnaies, augustales, et sur ses sceaux. Sur ces derniers, il est figuré en position frontale, assis sur son trône, tenant le sceptre et la pomme. Il s’agit là de deux paradigmes, tous deux visant la mise en relief de la dignité du pouvoir laïc par des moyens légèrement différents : la monnaie était conçue non seulement pour le payement, mais aussi comme un souvenir de la personne impériale accessible à un large public (fig. 3).
Fig. 3, Augustale, après 1230, recto et verso. London, British Museum, inv. CM 1906-11-3-3558
La représentation avec la couronne de laurier était donc une sorte de portrait, « familier » à tout fidèle serviteur de la couronne[44]. Pour un public plus proche du trône, on exécutait aussi des camées, surtout utilisés comme agrafes, ornés de l’effigie impériale commémorative et parfois dotés de motifs de chasse (fig. 4 et 5)[45].
Fig. 4, « Camée de Chaffhuse ». Sardoine. Ier siècle après J.Ch. Schaffhausen, Museum zu Allerheiligen, inv. 16375 (photo privée)
Fig. 5, « Camée de Chaffhuse ». Enchâssement, or, 1230–1240, Rhin, inv. 16375 (d‘après Die Zeit der Staufer, éd. Chr.Väterlein, Stuttgart, vol. II, 1977, fig. 424, n° cat. 607)
En revanche, le sceau était attaché à un document officiel, son image était destinée à un usage différent, ce qui nuançait sa conception et sa perception par les spectateurs. Dans le manuscrit du Vatican, le hiératisme des portraits du verso devait probablement transmettre au livre entier une partie de la solennité du pouvoir, sa gravitas, en comparaison du caractère familier de la conversation figurée sur le recto. Finalement, le profil en lauriers et l’en-face en couronne devaient être pareillement familiers aux sujets. La diversification de l’image officielle du prince ne fait qu’en renforcer l’efficacité[46].
Toute la science de la chasse est marquée par cette solennité, car c’est le début d’une chasse qui est représenté ici : les fauconniers sont habillés comme il faut, sont munis de leurres et de « traines » (trayna), assis dans un pré suggéré par l’herbe et les fleurs, la scène se déroulant en plein air. Il est probable que les portraits aient été exécutés par un artiste différent de celui des oiseaux, ce qui n’est pas surprenant. Leur imagerie apparemment « archaïsante » ne signifie pas, malgré leur individualité stylistique, que ces portraits n’auraient rien à faire avec l’ensemble du traité[47]. Chaque nuance de ces représentations est importante pour consolider le rapport entre l’idée du pouvoir laïc et l’art de la chasse, en commentant ainsi le texte de la même page, où précisément est exposée la dignité de cet art.
Sur la page correspondante du manuscrit français, la position des figures et le style sont, dirait-on, à l’opposé de ce que l’on vient d’observer. Les monarques sont figurés non frontalement, mais de trois quarts. Une petite image de Frédéric II est incorporée dans l’initiale Т (Tres chiers fils Manfroi…), sur un fond doré (fig. 6).
Fig. 6, L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 2ra
S’il conserve sa couronne et le sceptre, il se voit privé du trône, du loros et des faucons. Il est assis jambes croisées, comme c’était la mode dans l’iconographie du pouvoir dans le Nord, surtout en France et en Angleterre. Son regard ne croise pas le spectateur. Ses cheveux blancs indiquent un âge avancé, pareil à Manfred, assis à l’intérieur d’une salle gothique (fig. 7).
Fig. 7, L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 3ra
Formellement fidèle à la succession des enluminures, le peintre français a changé leur contenu idéologique. Le manuscrit du Vatican met l’accent sur la majesté et la ressemblance, si importante pour Manfred, des deux monarques, privés d’âge au profit d’une grandeur intemporelle. La version française, à l’aide des moyens expressifs de l’art gothique, les soustrait à tout hiératisme, en faisant de cette série une pure dérivée du texte, soulignée par l’antenne, ce moyen de mise-en-image du texte, inventé autour de Paris vers le milieu du XIIIe siècle. L’enlumineur tient à rendre exclusivement « les droits d’auteur ».
Ce changement s’explique aussi bien par les canons esthétiques français du rapport texte/image, que par des raisons idéologiques. Frédéric II est figuré encore une fois au feuillet 3 : il y dialogue avec ses fauconniers. En dépit de sa royauté, le peintre souligne la sagesse de l’hons de grant noblesse, enquisitours et amerres de sapience dans le domaine de la chasse. C’est ce qui convenait bien à Jean de Dampierre qui faisait ainsi remonter à une autorité prestigieuse sa généalogie « scientifique », en gardant un visage politiquement correct envers la puissante maison angevine. Et il faudrait encore souligner que l’enlumineur n’a pas hésité à placer l’image du feu souverain sur la page qui à l’origine devait rester vide à cause du décalage entre le texte latin et le français, ce dernier s’étant avéré plus long. Le but de l’enlumineur était aussi de laisser le moins d’espace vide possible, tout en restant fidèle à l’original.
La vie des oiseaux. Le manuscrit du Vatican
Le premier livre du traité contient l’étude de la constitution et des habitudes des oiseaux. C’est pour cela que dans cette partie du manuscrit sont concentrées les représentations de dizaines d’espèces. Frédéric II commence par la division générale des oiseaux en terrestres, aquatiques et « intermédiaires », à savoir palustres ou lacustres (De divisione generaliter avium in aquaticas, terrestres et medias). Il explique le sens de sa division par le milieu de vie de ces oiseaux, suivant lequel la nature les a munis de différents organes. Sur les pages correspondantes (f. 3v-4) le peintre a dessiné les trois genres d’oiseaux. Sur la première illustration (f. 3v, en bas) on voit les cygnes, les pélicans, les hérons qui habitent et se nourrissent dans l’eau ; sur le feuillet 4 sont représentés les oiseaux qui nichent dans l’eau, mais en sortent pour se nourrir (oies et canards, en haut), d’autres qui nichent sur la terre, mais boivent l’eau des étangs (le paon, la grande outarde, l’outarde canepetière, reconnaissable à une ligne noire sur le col, l’aigle de mer et le pluvier) ; certaines espèces, comme les grues et les cigognes à droite du texte, se sentent à l’aise dans les deux éléments.
Le peintre devait représenter la vie des oiseaux dans des environnements différents par des moyens assez restreints, au sens matériel du terme, car le dessin était relégué dans les marges. Il a figuré les oiseaux de profil devant un grand étang vert clair, une couleur assez fréquente dans la peinture médiévale pour le rendu de l’eau. Les uns dorment, les autres cherchent de la nourriture, comme le raconte le texte. Ceux qui sortent de l’eau pour rechercher de la nourriture sont représentés sur un pré fleuri. Le paon et la canepetière, « intermédiaires », ont, au bout de leurs pattes, la terre et une fine ligne d’eau. L’aigle de mer est assis sur un bloc de pierre en guise de piédestal qui souligne sa dignité d’oiseau rapace – le même principe est observé tout au long du manuscrit pour les faucons, les aigles et les hiboux. Enfin, les cigognes et les grues sont dessinées dans l’eau, entourée de fleurs des champs.
La série suivante des enluminures est consacrée aux oiseaux aquatiques qui cherchent leur nourriture en dehors de leurs bassins (Pal. lat. 1071, f. 6v, 7r, 7v). Frédéric II y compte les grues, et le peintre a dessiné en détail la volée avec une grande finesse : par exemple, elles volent avec la tête tirée en avant, à la différence des pélicans qui la posent sur leurs dos. Le feuillet 7 possède une image importante qui se déploie sur le recto et le verso. Le texte raconte comment certaines espèces aquatiques et lacustres se réunissent pour quitter ensemble leur refuge à la recherche de la nourriture. Sur le recto on voit les oies et un cygne guidés par deux hérons, sur le verso des espèces de petite taille. Ainsi est rendu l’ordre de l’envol des oiseaux (De ordine exitus ipsarum ad pascendum). La rubrique est placée à la fin du recto, le texte se trouve sur le verso : le lecteur qui a lu le chapitre précédent et qui a regardé l’illustration du départ des grands oiseaux, est invité à tourner la page pour s’absorber dans la lecture de la page suivante et dans l’analyse du message figuré. En même temps, sans avoir lu le chapitre sur le f. 7v, il ne peut pas comprendre le sens de l’illustration du f. 7r, car les grands oiseaux sont, si l’on en croit le texte, les derniers à partir. Autrement dit, les oiseaux du f. 7r partent après les oiseaux du f. 7v. On pourrait se poser cette question : l’ordre de la lecture et de l’analyse des images, apparemment si liées au texte, devait-il, dans la conception de l’auteur, suivre l’ordre de la nature ? Je suppose qu’il ne s’agit pas d’une simple incohérence ou d’une négligence, mais que l’ensemble du texte et des illustrations se prêtait à des « va-et-vient », à une sorte de « rumination », caractéristique de la littérature spirituelle médiévale.
Le peintre rend avec un grand souci naturaliste les modes des oiseaux de se tenir dans l’eau pendant la nuit (f. 8) : ils dorment sur l’eau, les uns sur une patte, les autres, comme les cygnes, en cachant la tête sous l’aile. Frédéric II décrit leurs habitudes et explique pourquoi les oiseaux sont inaccessibles pour les rapaces ; le peintre a dessiné tout près, à droite des oiseaux, un renard et un faucon. Suivent de nombreuses représentations d’oiseaux au repos, pendant la chasse, pendant le repas, souvent avec la proie dans le bec, bien visible sur les enluminures de taille minuscule, mais correspondant à la lettre au texte. Frédéric II a expliqué pourquoi le vautour est dépourvu de poils au-dessus des épaules : quand il se nourrit, il enfonce sa tête dans le cadavre pour en tirer ce qui lui est nécessaire. Le peintre a dessiné une volée de vautours autour d’un cerf tué à la chasse et déchiré par les chiens (f. 11r), et puis au verso un seul oiseau qui plonge sa tête dans un cadavre, très suggestif dans son immobilité de plomb (f. 11v).
Plusieurs illustrations évoquent le milieu de vie, les refuges des oiseaux. Les procédés des peintres ne sont pas sans intérêt pour celui qui s’intéresse aux méthodes de la figuration de la nature dans la peinture médiévale. Certains oiseaux, comme nous l’avons vu, se protègent dans l’eau, d’autres, comme la cigogne, nichent sur de hautes tours (f. 12), d’autres encore, comme le paon, se cachent dans des buissons (f. 12v) ou tout simplement dans l’herbe des champs. Pendant ses expéditions maritimes, Frédéric II a pu observer les migrations saisonnières à travers la Méditerranée. Il parle beaucoup de ces migrations, de leurs causes et de leurs conséquences dans le comportement des oiseaux, en se demandant pourquoi ils se font prendre facilement par les chasseurs (f. 12v–17v). Parfois, les intempéries forcent les oiseaux à trouver refuge sur des bateaux (motif exploité dans le célèbre poème de Baudelaire), où les chasseurs les prennent facilement. Le peintre a dessiné ces marins « naturalistes » aux yeux fixés sur le ciel, debout sur le bord d’un cogge (f. 15) ; sur la poupe est assis un faucon, probablement une victime imaginée de l’orage. Les pages suivantes sont consacrées au « peuple migrateur ». Sur le f. 16v on trouvera le rendu conventionnel des continents et de la mer qui les sépare, le vol des cigognes noires et blanches : contrairement à leur habitude, elles ont ici les têtes posées sur le dos.
La description de l’anatomie n’est guère détaillée par le peintre, qui s’est limité à dessiner les oiseaux mentionnés. Plusieurs sont indiqués par leurs noms, mais ces indications sont vraisemblablement dues à la main de Camerarius (Willemsen). Seule l’aile est dessinée à part, mais d’une manière assez conventionnelle, sans rendre à la lettre la belle description qu’en fait l’auteur (f. 33, 34). Mais dès que le texte revient à la vie des oiseaux, le pinceau du peintre retrouve sa vigueur. Frédéric II décrit différents modes de défense que les oiseaux utilisent lorsqu’eux-mêmes ou leurs petits sont attaqués par les rapaces (f. 41-43v). Derrière ce discours, on discerne sa propre expérience de la chasse, à laquelle il se réfère souvent. Les oiseaux qui volent mal, comme les perdrix et les faisans, se cachent dans l’herbe et dans les buissons, où les faucons cherchent à les attaquer (f. 43). Les outardes et les outardes canapetières vident leur estomac en face du rapace qui les poursuit, fait connu des ornithologues. Ce n’est pas forcément un moyen de défense au sens strict, car il s’agit d’une réaction naturelle de l’organisme, causée par la peur, mais le peintre a représenté ce phénomène d’une manière très naturaliste. Certains, écrit Frédéric II, dans ces cas se cachent là où ils sont nés : dans les arbres, dans l’herbe, au bord d’un étang. L’enlumineur a su décrire ces pratiques dans un champ de quatre centimètres, à gauche du texte. Les coqs et quelques espèces de canard hérissent les plumes, agitent les ailes et prennent des poses agressives. Enfin, parfois les oiseaux de différentes espèces se réunissent, lorsqu’un congénère est attaqué, par exemple les grues, les oies etc. La scène est informative, puisqu’elle représente des couples, mais irréelle en même temps : un faucon est entouré de deux corneilles, deux oies et une grue qui l’attaquent ensemble, ce qui contredit le texte décrivant la solidarité dans l’espèce et non pas entre tous les oiseaux (f. 43v).
Le deuxième livre (à partir du f. 45v) est plus technique, il est consacré aux oiseaux rapaces, à leurs habitudes naturelles et à leur affaitage. Frédéric II connaissait bien la différence entre les espèces de faucons. Son espèce préférée était le gerfaut (girifalco), le plus grand et le plus cher, importé, entre autres, d’Islande. C’est toujours l’une des espèces les plus recherchées en Europe occidentale. Dans son livre, il énumère une dizaine de faucons, en privilégiant le gerfaut et le sacre. L’ornithologue William B. Yapp considère que de tous les faucons présents dans le manuscrit du Vatican, seul ce dernier est dessiné d’après nature, les autres suivent des modèles picturaux préexistants[48]. Il a probablement raison, mais je soulignerais que, dans le passage qui parle des traits caractéristiques des faucons, le gerfaut se détache au moins par sa taille : sur le feuillet 53r il est représenté, avec des plumes grises et noires, à côté d’un autre faucon, à plumes brunes. L’épervier était rarement utilisé pour la chasse, il est décrit par Frédéric II rapidement et il est figuré plus petit à côté des sacres et de l’autour (f. 57, en bas). Sa teinte claire est réaliste. Je suppose que, dans bon nombre d’enluminures où figurent les faucons, le peintre ne fut pas obligé de rendre les traits spécifiques des espèces. Dans ces cas, il était enclin à suivre un modèle pictural ou le type figuratif qu’il avait forgé lui-même une fois pour toutes. Mais, d’après le jugement d’un autre ornithologue contemporain, R. Kinzelbach, dans la représentation des rapaces, le manuscrit du Vatican a dépassé la schématisation caractéristique de maints documents figuratifs de son époque[49].
Quoi qu’il en soit, des jugements sur le « naturalisme » des peintres du manuscrit manfrédien à partir du fac-similé, comme ceux de W. B. Yapp, ne peuvent être complètement exacts, car l’édition autrichienne, pourtant de grande qualité, aplanit les inégalités d’exécution de différentes enluminures, « arrondit » les contours souvent fortement prononcés, atténue la tonalité les couleurs tranchantes[50]. Pour tout dire, l’édition ou la diapositive diminuent l’énorme effet visuel et la force vitale qui se dégage des 48 images d’animaux et 915 images d’oiseaux. Parfois, sur le même feuillet, on voit collaborer les maîtres de niveaux manifestement différents. L’un arrive à rendre les mouvements des animaux avec des contours posés avec une grande liberté, mais très précis et affirmés. Parfois, il sait suggérer la tri-dimensionalité de la chair par les jeux de couleurs, surtout lorsqu’il s’agit d’images idéologiquement importantes. Le visage et la main du troisième portrait de Manfred (f. 5v) sont peints avec des nuances d’ocre, de rose et de blanc, utilisées avec une maîtrise que l’on chercherait en vain dans le reste du manuscrit. Pourtant, le même pinceau est responsable des scènes les plus naturalistes de l’ensemble. La qualité exceptionnelle de l’exécution nous assure que l’on se trouve devant le « portrait royal ». Vu l’épaisseur des couches de peinture qu’il pose parfois sur le parchemin pour rendre le plumage de tel ou tel oiseau, je suppose, à la suite d’une suggestion que je dois à Marie-Thérèse Gousset, qu’il s’agit d’un maître aussi doué pour la peinture monumentale que pour le décor des manuscrits. D’autres peintres, probablement des apprentis, ont aussi travaillé à la suite du « Maître ». Leur palette est plate, les couleurs changent brusquement, souvent sans souci d’équilibre du dessin, les mouvements des animaux sont plutôt maladroits.
Des exemples de cette hétérogénéité sont faciles à produire. Que nous le voulions ou pas, il faut juger du professionnalisme relatif de tel ou tel artiste pour distinguer les moyens expressifs utilisés par l’art pour rendre la vie des animaux, pour faire pendant à l’esprit naturaliste de l’empereur et de son héritier. Les cahiers n’ont pas été distribués entre les enlumineurs, et ceci aurait dû conférer de l’homogénéité à l’ensemble : le « bon » enlumineur et les « moyens » ont travaillé sur tout le manuscrit. Et ne l’oublions pas, ils n’ont pas terminé leur travail : il y a beaucoup d’enluminures tracées à l’encre ou rehaussées de deux ou trois couleurs seulement. De plus, la mise en page, à savoir l’usage des marges pour la position des images, gardait le manuscrit libre de recevoir des ajouts – en harmonie complète avec la conception frédéricienne de son traité.
Le professionnalisme et la veine naturaliste de l’enlumineur ont trouvé leur meilleure expression dans le rendu de la vie des faucons et de leur environnement. Frédéric II écrit (f. 49v) que pour créer un nid et, donc, une famille, les faucons se retrouvent dans les rochers, et l’un des deux peut passer beaucoup de temps en attendant son partenaire. Cette attente est figurée par le peintre : un faucon est sis sur le rocher, l’autre s’en approche. Parfois, la femelle et le mâle y arrivent en même temps : ce motif trouve aussi une place dans l’enluminure (f. 49v). Les gerfauts nichent dans l’extrême Nord, « au bout du septième climat, sur une certaine île entre la Norvège et la Gallande, appelée en allemand ‘Islande’, ce qui veut dire en latin ‘contrée ou région glacée’, dans les rochers, les gorges, les cavernes, parfois loin de la mer, parfois juste au bord »[51]. On voit sur l’enluminure des rochers, percés par des gorges, certains déserts, d’autres couverts de végétation exubérante, bariolée. L’Islande, le refuge des rapaces, est représentée par un îlot minuscule, entouré d’eau et orné d’un arbre solitaire. Les faucons, gentils et pèlerins, traversent l’océan pour faire leur nid, et c’est pour cette raison, nous apprend Frédéric II, qu’ils ont acquis leur nom (f. 49v-50). En suivant l’auteur, le peintre analyse en détail la vie familiale du faucon dans les rochers, envahis par les broussailles : la couvée, l’apparition des petits, le nourissage (f. 51 ss). Une série d’illustrations est consacrée à l’enseignement du vol et de la chasse.
La partie consacrée à la vie sauvage des oiseaux rapaces est très élaborée chez Frédéric II, car seule la bonne connaissance empirique de leurs habitudes naturelles pouvait garantir le succès dans l’affaitage et devenir un argument fort dans la polémique contre Aristote, selon lequel, comme le comprenait Frédéric II, on n’avait jamais vu de nid de vautours[52]. La précision des descriptions frédériciennes présuppose le même souci chez l’enlumineur. Frédéric II ne décrit pas les nids des vautours, mais ceux des faucons font l’objet d’une analyse assez détaillée. Il propose aussi une méthode pour en extraire les petits. C’était un exercice dangereux, car les oiseleurs, aussi habiles qu’ils fussent, risquaient d’être attaqués par deux rapaces fâchés en même temps. Le nid peut se trouver sur un arbre (f. 58) ou être caché dans un rocher (f. 58v). L’oiseleur descend du haut d’une montagne, suspendu sur deux cordes, tenues par ses compagnons, pour prendre les petits du nid caché dans une gorge. Ces images, dont il serait difficile d’imaginer un modèle pictural précis, prouvent que le peintre a assisté à la manœuvre ou qu’il a été guidé par quelqu’un qui la connaissait.
Il faudrait dire la même chose d’un grand nombre d’images consacrées à l’affaitage des faucons – elles remplissent à peu près la moitié du manuscrit du Vatican. Le peintre tient toujours à indiquer si les yeux du faucon sont ouverts ou ciliati, « cillés » en terminologie des traducteurs français, à savoir cousus, complètement ou à moitié : pour Frédéric II, c’est essentiel dans le soin de l’oiseau. Puisque la vision est le sens le plus important du faucon, il faut l’étudier, tenir compte des réactions visuelles du faucon dans chaque geste envers l’oiseau, surtout au début, lorsqu’il possède encore sa nature sauvage. On entrouvre ses yeux dès qu’il montre les signes de son accoutumance au nouvel environnement et commence à prendre la nourriture des mains du fauconnier. On trouve des objets spécifiques à l’affaitage, dessinés à part : les perches, les anneaux, les sonnettes, les leurres et mêmes les nœuds (f. 62v ss.).
Dans le chapitre consacré aux qualités du fauconnier, dont il a déjà été question, est décrite la situation où le faucon avec sa proie atterrit de l’autre côté d’un bassin. Dans ce cas, le chasseur doit se déshabiller et traverser le bassin à la nage pour reprendre son oiseau, qui ne revient pas de lui-même. L’enluminure, l’une des plus belles de l’ensemble, place le spectateur en hauteur, au-dessus d’un étang bleu foncé. Sur un bord on voit les vêtements, sur l’autre, le faucon, tenant dans ses serres un canard. Le fauconnier est plongé dans l’eau qui lui passe par-dessus le corps. (f. 69r). L’eau est figurée « verticalement », elle couvre le corps, en laissant toutefois voir ses mouvements. Ceci suggère la transparence malgré la couleur intense imposée par les canons esthétiques d’origine probablement transalpine qui prévoyaient un fort contraste. L’homme se trouve dans la même perspective verticale que l’eau, mais le faucon, posé juste au bord de l’eau, est vu horizontalement. C’est une représentation traditionnellement bidimensionnelle, plate, mais le peintre a fait de son mieux pour suggérer le déroulement de la scène, comme dans un espace réel, mais la notion d’« espace », comme celle de « perspective » (de l’eau, de l’oiseau, du fauconnier) ne font que troubler l’analyse et la description appropriées d’une enluminure médiévale[53]. Il ne faut pas y voir une solution triviale : dans les scènes du baptême, le corps du Christ est normalement plongé à moitié dans l’eau, mais tous les personnages assistant à la scène se trouvent sur le même plan. La scène en question réutilise ce type iconographique, mais elle le réinterprète à de nouvelles fins. C’est à partir de ce constat qu’il faut juger de la créativité de l’artiste : il superpose les plans de projection, et c’est ce jeu intelligent des plans qui, sans abandonner la bi-dimensionnalité, essentielle pour l’art de l’enluminure, permet de résoudre maints problèmes que l’on désignerait aujourd’hui comme relevant de l’espace pictural.
La « traduction » des images dans le manuscrit parisien
Telles sont les caractéristiques et les fonctions des enluminures dans le De arte venandi cum avibus, exécuté pour Manfred et sans doute très proche de l’original perdu de Frédéric II. Il faut maintenant examiner si la copie française est aussi juste dans le rapport texte/images, propre au manuscrit du Vatican. Ce but imposé par les commanditaires n’était pas facile à atteindre pour différentes raisons : le texte français était plus long, ce qui a provoqué le déplacement des enluminures, souvent attachées dans le prototype aux lignes concrètes et, en conséquence, le changement de l’équilibre spécifique du programme iconographique distribué sur les marges, sans bords, tiges ou autres moyens de fixation : la surface du parchemin, en fait, n’est jamais un « vide », mais un « lieu » vrai et propre à l’image peinte – et cet espace n’est pas toujours très facile à gérer. Il fallait donc éviter la destruction du programme homogène. Mais on se souvient que Jean de Dampierre avait engagé un maître qui était tout sauf ordinaire.
Simon d’Orléans est précis dans le rendu des oiseaux. On peut détecter certains décalages seulement quand l’état de conservation de l’exemplaire français est meilleur. Ceci explique probablement la différence de la gamme chromatique, assez atypique dans le manuscrit parisien, dans le contexte de la France du Nord-Est au seuil du XIVe siècle.
Une question importante s’impose lorsqu’on aborde l’analyse comparée de ces deux manuscrits. Le peintre français comprenait-il le texte qu’il était en train de mettre en image aussi bien que son collègue italien ? Un connaisseur guidait-il son pinceau, ou le peintre exprimait-il sa maîtrise exclusivement en respectant à la lettre un art stylistiquement différent ? Malgré la grande précision de sa copie, il y a des raisons de douter de son niveau de compréhension, dont la difficulté était renforcée par les incohérences de la traduction justement remarquées par Gunnar Tilander[54]. Le texte décrit en détail le vol des oies qui forment un triangle. Le peintre italien le rend très bien (Pal. lat., f. 16). Dans le manuscrit français, ce triangle manque (B.n.F. lat. 12400, f. 26v). On pourrait dire la même chose de l’outarde qui se défend du faucon en déféquant : dans la copie française, comme le notait judicieusement Hélène Toubert dans son commentaire au fac-similé, le rapace est figuré attaquant du haut, ce qui prive le récit du texte de tout son sens (f. 69v). On pourrait facilement produire d’autres exemples d’incompréhension, mais il s’agit plutôt en réalité de négligence : ces exemples ne sont pas très nombreux.
Parfois, dans le manuscrit parisien, les enluminures anticipent le texte. Ce phénomène s’explique par la volonté de garder l’homogénéité du programme iconographique de chaque page du manuscrit manfrédien, non seulement pour des motifs esthétiques, mais en suivant la logique de la fidélité à l’original dans son ensemble. La recherche du compromis entre le maintien du rapport texte/image, d’un côté, et la précision du rendu de l’information visuelle, de l’autre, a mené à l’apparition de quelques images « superflues » (f. 35). Ce n’est pas la négligence, mais la volonté de rendre non seulement le contenu mais aussi l’esprit du manuscrit italien. Les responsables de l’exécution du manuscrit français l’ont fait avec beaucoup d’ingéniosité, et je crois que le rôle de l’enlumineur y a été essentiel. Bien sûr, la transposition du nombre immense d’enluminures a causé certaines modifications, et les fautes n’ont pas manqué non plus. Mais il y a aussi des pages entières qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau, ce qui plaide pour l’absence de tout intermédiaire entre les deux manuscrits.
Cette fidélité à l’original, prévoit-elle une dépendance « servile » du peintre français à son modèle ? Surtout lorsqu’il s’agit d’un maître du niveau de Simon d’Orléans ? Par les illustrations des premières pages, idéologiquement importantes, on a pu juger que ce n’était pas un apprenti. En copiant les figures des oiseaux, dont certains qu’il n’avait jamais vus, il ajoute quelque chose qui lui est familier : un petit lion souriant, parfaitement « gothique », comme s’il était sorti des pages du fameux carnet de Villard de Honnecourt (f. 54r), un petit animal par-ci par-là, sans trop endommager l’ensemble du programme iconographique.
En s’accoutumant à regarder les images marginales du manuscrit parisien, on constaterait un grand souci de l’ordre dans la composition. Le peintre a dû, rappelons-nous, retravailler une mise en page des images qui lui était insolite, en les disposant librement sur les larges marges du texte, sans les inclure, par les multiples biais qu’il connaissait, dans le corps du texte (antennes, entrelacs, rinceaux, lettres ornementées et historiées). Dans l’usage français, il était normal que le scribe laissât un espace vide dans la justification pour le travail de l’enlumineur. Sans se limiter aux schémas adoptés en France, Simon d’Orléans a suivi l’original. Mais, en changeant légèrement les proportions, en restaurant ainsi l’équilibre entre les miniatures à gauche et à droite du texte, ou, au contraire, en introduisant un certain déséquilibre, il a su démontrer sa maîtrise de la surface du feuillet. Ce langage figuratif est bien calculé sans être sec, et l’ensemble produit un sentiment d’harmonie entre le texte et les images marginales. Cette harmonie dont rayonne le manuscrit parisien surpasse même, peut-être, l’original. C’est dans cette maîtrise que résidait la dignité des meilleurs enlumineurs français de l’époque gothique, une maîtrise qu’ils ont su partager avec toute l’Europe.
L’artiste devait garder aussi le contenu didactique du livre manfrédien, car il représentait non seulement un manuel de chasse et d’ornithologie, mais aussi une sorte de miroir au prince. En déguisant les fauconniers de l’Italie du Sud en manteaux bleus, rouges, roses, orange-clair, un mauvais camouflage pour la chasse, mais qui en revanche correspond à la mode française de l’époque, le peintre les coiffe de chapeaux à pointe, encore inconnus au nord des Alpes. Ces montagnes n’étaient pourtant pas impénétrables aux usages vestimentaires, et les manuscrits de ce genre en étaient sans doute une des voies d’entrée : le manuscrit du Vatican témoigne lui aussi de la pénétration en Italie du Sud des cales qui couvraient la tête entière, y compris les oreilles, fixés par un lacet au-dessous du menton, en laissant libres quelques mèches sur le front et derrière, les cheveux flottant sur le col[55]. Quoi qu’il en soit, la présence des chapeaux à pointe, exotiques, devait sauter aux yeux du noble spectateur français.
Dans le rendu de l’architecture, toujours très lié aux canons artistiques locaux, se détecte encore un compromis : Simon a préservé les formes italiennes, exprimées surtout par l’arc en plein cintre qui en France était depuis longtemps supplanté par l’ogive. Il n’a pas résisté à la tentation d’octroyer aux bâtiments l’alternance du rose et du bleu clair, désormais si caractéristique de l’enluminure française, en gardant toutefois le marron et l’ocre du manuscrit de Manfred. Le souci naturaliste de l’enlumineur italien dans le dessin de l’architecture a été ressenti par son collègue : l’Italien voulait suggérer le coloris du grès, matériau préféré de sa région, ainsi que les losanges et les cercles qui distinguent du reste de l’Europe les constructions romanes des Pouilles. Il s’agit surtout des maisons pour les faucons, dont certaines sont très proches de l’original (B.n.F. fr. 12400, f. 96, 96v, 151v, 152, 154v, 158) ; d’autres laissent transparaître une influence des formes gothiques (f. 149, 149v). Il ne faut pas non plus sous-estimer l’influence de ces dernières sur l’architecture réelle de l’Italie du Sud, avant tout sur celle qui était commandée par l’empereur. L’enlumineur français, dans son discours « architectural », a choisi de mêler au canon artistique local le naturalisme de l’original.
Quelques détails « marginaux » du manuscrit parisien
Dans le programme iconographique du manuscrit français, il y a encore quelques détails, invisibles au premier abord, dans lesquels s’est réfléchie sinon la créativité du peintre, du moins l’histoire du manuscrit manfrédien. Cette histoire, dont on a déjà effleuré quelques traces, a trouvé sa place dans la peinture, je crois, par la volonté d’un des commanditaires. À la différence de la version italienne, le manuscrit français est décoré d’initiales ornées et historiées. Certaines sont habitées par des animaux plus ou moins fantastiques. D’autres contiennent des visages humains (35 sur 144 initiales). La majorité d’entre elles ne possède aucun trait individuel, comme c’était l’usage dans l’enluminure gothique. Quelques-uns cependant pourraient être identifiés. Ainsi, les images d’un clerc, probablement le traducteur (f. 11r, 23v, 59v). Ces « portraits » prouvent que les initiales pouvaient être chargées de signification.
Quelques « portraits » ont été identifiés par Hélène Toubert avec les personnages mentionnés dans le manuscrit, avec un grand degré de probabilité[56]. La volonté des Dampierre de laisser des marques de possession sur leur manuscrit est évidente. On y trouve Jean de Dampierre (f. 40v, fig. 9), son fils Guillaume (f. 31v), représenté probablement encore une fois debout sur le feuillet 10[57], Jeanne de Vignory, la blonde (f. 39), comme l’appelle l’auteur du prologue, et Isabelle, femme de Jean II (f. 42v).
Fig. 8, L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 40v
Une série analogue est concentrée vers la fin du manuscrit. Ainsi la famille entière est réunie dans la partie la plus scientifique du traité et dans la partie conclusive, en soulignant ses droits de possession sur le manuscrit. Le portrait de Jean II, chef de famille, ferme cette exhibition (f. 176v) – c’est la dernière initiale du manuscrit.
Certains détails font allusion aux conditions dans lesquelles le codex a rejoint les Dampierre. Au f. 92v on observe une initiale figurant la « Sainte Face » (fig. 9, f. 92v), l’image acheiropoïète (non créée par les mains humaines) du Christ, dont le type iconographique remonte à celle de la cathédrale de Laon.
Fig. 9, L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 92v
Le 25 mars 1267, Louis IX a pris la croix à la Sainte Chapelle, devant la « Sainte Face », en la montrant à ses chevaliers avec les reliques de la Passion. La « Véronique » de Rome conservée dans la basilique de Saint-Pierre était probablement présente aussi à l’esprit de notre enlumineur, lorsqu’il dessinait son initiale : plusieurs enluminures du XIIIe siècle, dans les manuscrits de genres bien différents, attestent à quel point elle avait pénétré les esprits des croyants et des peintres[58]. Cette icône était aussi liée à l’idée de pèlerinage à Rome. La famille de Dampierre, liée à la cour, devait évidemment partager, au moins dans une certaine mesure, la vénération des célèbres images. Il faudrait donc se demander pourquoi cette représentation à forte connotation religieuse apparaît dans un traité qui n’a aucun lien avec le domaine du religieux et qui – cas rarissime – ne mentionne jamais Dieu ?[59] La première explication est fournie par le texte : à cet endroit il parle des faucons migrateurs : gentils et pèlerins, Frédéric II décrit en détail leurs qualités. L’icône, but de pèlerinage et inspiratrice des expéditions en Terre Sainte, est ici confrontée à un oiseau-pèlerin. Sur le recto du même feuillet 92, on trouve aussi l’initiale du chapitre sur les membres des faucons pèlerins, ornée d’un portrait de croisé[60].
Ceci n’explique pas tout. L’idée de la croisade et du pèlerinage est suggérée par d’autres détails encore. Dans un des « portraits », Jean II est figuré en capuche et avec une croix, dans un autre, avec un chapeau de pèlerin orné de trois médailles, la marque du pèlerinage à Rome accompli, pareil au célèbre chapeau orné de la coquille de saint Jacques (f. 40v, 176v). Sur le f. 10, on voit une galère qui dans le manuscrit du Vatican illustre une interpolation de Manfred, dans laquelle il explique le vol d’oiseau par comparaison avec le fonctionnement des rames dans l’eau (Pal. lat. 1071, f. 5). Mais aux deux rameurs est ajouté, dans la version française, un personnage avec un chapeau de pèlerin et son mât est surmonté d’une croix, ce qui peut être interprété comme un hasard (on trouve la croix figurée sur la pointe du mât dans l’iconographie médiévale), mais cela peut être aussi un renvoi à l’idée de pèlerinage ou de croisade (fig. 10, f. 10r).
Fig. 10, L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 10r
Le manuscrit de Manfred, on s’en souvient, est passé dans les mains des Dampierre ou des Brienne lors de la guerre de Charles d’Anjou en Italie, soutenue par le pape comme une croisade contre les descendants de l’Antéchrist. Nous ne saurons probablement jamais à qui précisément le manuscrit a été offert, ni pendant laquelle des nombreuses campagnes de Charles en Italie. Elles étaient toutes organisées avec la participation de la curie, toutes étaient liées à Rome, toutes pouvaient, tant bien que mal, profiter ou, au moins, essayer de profiter de l’esprit de la croisade menée ailleurs par le roi de France. Pourquoi ne pas supposer que Jean II, dès sa jeunesse, aurait participé lui-même à une de ces croisades, ce qui expliquerait son costume sur le portrait familial ?
* * *
Les enluminures du De arte venandi cum avibus sont disposées sur les marges, mais leur rôle n’est pas marginal. J’ai essayé de montrer que même les petits détails, « marginaux » par rapport à l’essentiel du programme iconographique, peuvent jouer un rôle important dans l’ensemble du manuscrit. Faut-il accepter la récente opinion d’un médiéviste reconnu, selon laquelle « la densité iconographique de la marge est le plus souvent faible » ?[61] Jean Wirth parlait des drôleries, un monde presque à part. Le traité technique de grande envergure qui nous a intéressé ici se situe à un autre niveau, il n’a rien de subversif ni de burlesque. J’ai voulu montrer aussi que l’importance des programmes iconographiques d’un traité scientifique, au Moyen Âge, n’est pas moins significative que le texte lui-même – novateur, compilateur ou à visée totalisatrice. On a vu qu’elle impose au lecteur un rythme de consultation et des règles de perception qui relèvent de l’information écrite. Dans les derniers siècles du Moyen Âge, tous les auteurs n’étaient pas conscients du pouvoir des images. En revanche, les commanditaires, les peintres, les libraires l’étaient davantage. L’enluminure leur permettait d’intervenir dans l’œuvre qui leur tombait dans les mains, de s’en emparer, d’y laisser, à la mémoire des descendants, leur marque personnelle, leur présence.
En retournant de Paris à Florence vers 1265, le guelfe Brunetto Latini a passé à la copie la première rédaction de son Trésor, qui allait devenir l’une des encyclopédies les plus diffusées d’Occident. Tout de suite, il s’est efforcé de la mettre au goût du jour, en y ajoutant des faits d’actualité, par exemple, la chute définitive des Staufen. En Italie et en France, son livre a été destiné à des usages différents, ce qui a provoqué des remaniements du texte et les changements dans la présentation du codex : les versions françaises sont souvent richement ornées ; les manuscrits italiens, à l’usage purement pratique, faciles à copier, sont presque privés d’images. Au bout de quelques décennies, la traduction italienne a éclipsé la circulation de l’original dans les communes. Tout ceci n’avait, pour l’auteur, aucune importance : le Trésor vivait sa vie, le Maître suivait son chemin[62]. Au contraire, cent ans plus tard, Christine de Pizan, en connaissant la suggestivité des enluminures, leur rôle dans les pratiques de lecture du public aristocratique dont elle cherchait l’appui, a contrôlé personnellement l’exécution de quatre manuscrits de sa Mutacion de Fortune ; le premier de ces quatre manuscrits, destiné à Jean de Berry, a fondé tout de suite une tradition, puisqu’il a servi de modèle prestigieux aux trois autres. Et Christine a pris le risque de chagriner le célèbre bibliophile par ce retard[63].
Bien avant Christine de Pizan, mais en même temps que Brunetto Latini, Frédéric II et Manfred instauraient la relation indissoluble entre la lettre et l’image peinte de leur traité, ainsi que celle d’autres manuscrits didactiques et scientifiques. Ils n’étaient probablement pas les seuls, ni les premiers : songeons à Hugues de Fouilloy, Lambert de Saint Omer, Hildegarde de Bingen ou Herrade de Landsberg. Si l’on juge par la quantité et les péripéties de circulation de leurs textes, l’influence et la portée de leurs recherches et de leurs trouvailles sont très différentes. Le De arte venandi cum avibus, on le sait bien, a subi « la tragédie de sa monumentalité » et n’a pas eu une circulation digne de sa noble origine et de ses innovations scientifiques et artistiques[64]. Soyons prudents dans nos jugements téléologiques : la célébrité, même négative ou scandaleuse des deux princes, a joué un rôle décisif dans le sort de tout l’héritage culturel du royaume de Sicile ; elle est devenue le mécanisme de transmission des intérêts intellectuels d’un milieu à l’autre. Cette transmission, on l’a vu, a provoqué une réélaboration du message, non pas une copie servile. Dans ce sens, les deux manuscrits passés sous nos yeux instaurent une sorte de dialogue entre générations, nations, lignages, peintres, chasseurs : quoi de plus précieux pour une histoire des mentalités ? Ces mécanismes, liés au prestige social des auteurs et des commanditaires, des artistes et des scriptoria, devaient encore fonctionner pendant des siècles, avant et après Gutenberg.
Liste des figures
Numérisation du manuscrit Città del Vaticano, B.A.V., Pal. lat. 1071 disponible sur le site de la Bibliothèque vaticane : http ://digi.vatlib.it/view/bav_pal_lat_1071
Numérisation du manuscrit Paris, B.n.F. fr. 12400 disponible sur Gallica : http ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b90073060.r=1240.langFR
Fig. 1 : L’art de la chace des oisiaus, Paris, B.n.F. fr. 12400, f. 1.
Fig. 2 : Exultet, rouleau, Museo diocesano, Salerno, f. 12 (d’après Federico II. Immagine e potere, a cura di M.St. Calo' Mariani, Venezia, 1995, p. 438).
Fig. 3 : Augustale, après 1230, recto et verso, London, British Museum, inv. CM 1906-11-3-3558.
Fig. 4 : « Camée de Chaffhuse ». Sardoine. Ier siècle après J.Ch. Schaffhausen, Museum zu Allerheiligen, inv. 16375.
Fig. 5 : « Camée de Chaffhuse ». Enchâssement, or, 1230–1240, Rhin, inv. 16375 (d‘après Die Zeit der Staufer, éd. Chr.Väterlein, Stuttgart, vol. II, 1977, fig. 424, n° cat. 607)
Fig. 6 : L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 2ra.
Fig. 7 : L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 3ra.
Fig. 8 : L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 40v.
Fig. 9 : L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 92v.
Fig. 10 : L’art de la chace des oisiaus, B.n.F. fr. 12400, f. 10.