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Eduard FRUNZEANU et Emmanuelle KUHRY
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Dans l’écriture des textes, théologiques, juridiques ou scientifiques, les gloses et les syntagmes synonymiques pourvus, de par leur juxtaposition, d’un statut secondaire sur le plan de la signification, participent à l’élaboration et à la compréhension du discours[1]. Sous la forme d’un mot, d’un groupe de mots, d’une phrase ou d’un ensemble de phrases, ces éléments viennent suppléer à la technicité de certains termes ou à la complexité de certaines argumentations. Pour ce faire, ils renvoient toujours à des notions déjà connues ou supposées telles et parviennent de la sorte à construire des réseaux sémantiques. La place et la fonction de ces éléments subissent des transformations lorsque les textes sont compilés afin d’être intégrés dans des ensembles à caractère didactique ou encyclopédique. Les compilateurs mettent à l’œuvre des procédés qui consistent à réduire le nombre des périphrases synonymiques présentes dans le texte-source, à réécrire et à condenser l’original tout en essayant de lui conserver le sens, à ajouter une série de compléments dont la fonction est de rendre intelligible le texte-source au lectorat visé. Par le biais de ces opérations qui répondent aux exigences d’une économie de la compilation et de la lecture, il résulte une interaction entre l’ancienne couche d’éléments explicatifs et la nouvelle ; cette interaction reflète les transformations culturelles survenues entre deux moments historiques.
Étudier l’enchevêtrement de la synonymie originaire et de la glose ajoutée se heurte toutefois à deux obstacles tout au moins : d’une part, la difficulté de discerner ce qui relève d’une économie de l’écriture de ce qui n’en relève pas, de l’autre, la faible possibilité d’identifier les manuscrits dont les compilateurs ont disposé pour mener leur travail et de connaître de la sorte les marginalia qu’ils auraient pu exploiter. Afin de déterminer ce qui constitue un ajout redevable aux compilateurs, nous avons collationné les textes retenus pour notre étude avec les éditions critiques disponibles pour tel ou tel texte compilé. Le corpus retenu est constitué de quatre encyclopédies du XIIIe siècle : le De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais, le De natura rerum de Thomas de Cantimpré, le Speculum maius de Vincent de Beauvais et le Compendium philosophie[2]. La comparaison de ces encyclopédies pourra nous renseigner sur la façon dont chaque compilateur a traité l’ensemble des interventions explicatives des auteurs compulsés, sur l’existence d’un fonds commun de syntagmes synonymiques provenant soit de la tradition manuscrite des textes compilés soit des lexiques diffusés à l’époque, ou encore sur l’ampleur du recours à la glose et à la paraphrase dans l’appropriation et la lecture des traités nouvellement traduits du grec et de l’arabe. L’objectif est de comprendre le lien entre la place détenue par la synonymie, par l’autrement dit, par la reformulation, par la paraphrase, dans ces œuvres de compilation et les efforts déployés pour faciliter la compréhension des textes recueillis.
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La réécriture des textes compilés connaît des degrés différents de fidélité d’un encyclopédiste à l’autre : Vincent de Beauvais est l’adepte de la reprise ad litteram des œuvres, alors que Barthélemy l’Anglais en remanie souvent les phrases. Dans un cas comme dans l’autre, la réécriture a pour résultat d’incorporer des éléments d’appoint dont on ne peut plus connaître l’origine codicologiquement parlant. Qu’il s’agisse de gloses marginales, interlinéaires ou intercalaires, elles se retrouvent toutes fondues dans le tissu encyclopédique. Certes, des ensembles de gloses, qui avaient déjà acquis jusqu’au XIIIe siècle un statut autonome, ont été généralement traités par les compilateurs comme des œuvres à part entière et cités sous le marqueur correspondant. C’est le cas de la glose biblique rubriquée le plus souvent par le marqueur Glossa[3]. Ce même marqueur accompagne également des textes de contenu autre que théologique, et sa présence pourrait nous donner des indices sur l’existence d’un ensemble d’annotations associées aux textes compilés. Ainsi, parmi les extraits tirés des Institutiones de Justinien insérés dans le Speculum doctrinale, on retrouve onze passages introduits par le marqueur Glossa[4] qui se retrouvent tous dans le corpus des gloses turinoises[5]. Cela voudrait dire que le manuscrit des Institutiones dont a disposé l’équipe de Vincent de Beauvais comportait ces annotations qui s’inscrivent dans la complexe tradition des gloses rattachées aux textes de droit romain[6].
Les traités d’Aristote sont eux aussi entrecoupés à quelques endroits par des ajouts rubriqués Glossa[7]. S’agissait-il de gloses marginales que les compilateurs ont tenu à identifier comme telles ? Il est probable qu’ils les aient puisées dans un groupe de gloses organiques commun à plusieurs manuscrits ayant transmis les œuvres d’Aristote[8]. À ce propos, remarquons qu’une des six Glossae du Speculum naturale portant sur le De animalibus[9] apparaît aussi sous la plume d’un compilateur anonyme qui a élaboré son florilège au XIIIe siècle[10]. Une question demeure : pourquoi ce type d’annotations a-t-il été exploité de façon aussi sporadique ? Tant qu’on ne réussira pas à repérer les manuscrits utilisés par les compilateurs, il s’avère impossible d’offrir une réponse satisfaisante.
En revanche, on constate l’usage de gloses systématiques, associées à différents traités de droit ou de philosophie naturelle, que les encyclopédistes n’ont néanmoins pas choisi d’intituler Glossa. C’est le cas de l’apparat du dominicain Guillaume de Rennes accompagnant la Summa de casibus de Raymond de Peñafort qui a été largement repris par Vincent de Beauvais dans son Speculum doctrinale sous le marqueur Summa fratris Willelmi (Guillelmi)[11]. C’est ce qui s’est passé également avec la Glossa ordinaria anglicana rédigée en marge du traité pseudo-aristotélicien De plantis que Barthélemy l’Anglais a intégrée, sans lui attribuer un nom quelconque, à l’exposé préliminaire du livre XVII de son De proprietatibus rerum consacré aux propriétés des plantes et des arbres. Bien que certains auteurs aient essayé de distinguer glose et commentaire, en se prononçant, surtout dans le domaine de l’exégèse biblique, contre l’accumulation de gloses qui finissent par submerger le texte[12], la frontière entre les deux est demeurée poreuse. C’est ce qui pourrait expliquer que le commentaire d’Alfred de Sareshel du traité De plantis est nommé par Barthélemy l’Anglais tantôt glosae tantôt commentum[13].
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Au-delà de ces gloses systématiques formées autour des textes bibliques, juridiques ou philosophiques, il existe une gamme variée d’ajouts et d’interventions dont nous nous proposons de discuter à présent, en nous focalisant sur les textes de philosophie naturelle et de médecine traduits à partir du XIIe siècle. L’intérêt des encyclopédistes de la première moitié du XIIIe siècle pour les traités d’Aristote, que ce soit au sujet des minéraux, des plantes ou des animaux, a été largement souligné ces dernières années. Comme nous l’avons mentionné, les commentaires d’Alfred de Sareshel ont été entremêlés par Barthélemy l’Anglais aux phrases du pseudo-Aristote (i.e. Nicolaus Damascenus) afin de fonder plus solidement l’argumentation de tel ou tel aspect exposé. Certaines gloses d’Alfred semblent avoir connu une large diffusion, gagnant presque le statut de définition. C’est de ce fonds qu’a dû être extraite par plusieurs auteurs du XIIIe siècle la définition de l’arc-en-ciel en tant qu’arcus demonis dont Alfred fait mention dans son commentaire des Météorologiques[14] : Vincent de Beauvais, qui par ailleurs ne connaît guère ce commentaire d’Alfred, la cite en la mettant sous le marqueur Albumasar[15] ; Nicolas le Péripatéticien[16] et Albert le Grand[17] en usent sans la rapporter à une autorité en particulier, le compilateur du Compendium philosophie l’insère sous le marqueur Philosophus in tertio Metheororum[18], alors que seuls Raoul de Longchamp[19] et R. de Staningtona[20] l’attribuent nommément à Alfred de Sareshel.
L’effort de rendre compréhensibles les citations d’Aristote se reflète sans ambiguïté dans les centaines de brèves gloses qui les émaillent. Chez Vincent de Beauvais, qui affirme, dans le Libellus apologeticus placé en tête de son Speculum maius, avoir confié à des collaborateurs la tâche de compiler les livres d’Aristote, ces incidentes sont présentes déjà dans la version bifaria, rédigée vers 1247. Parmi les gloses que nous avons pu isoler dans les passages extraits du De plantis[21], l’une se révèle être héritée d’un ensemble d’annotations qui devaient accompagner déjà les premiers manuscrits du traité : à la place du mot alavsic, le texte de Vincent comporte le terme ramnus[22]. Cette glose fut par ailleurs communément partagée par les deux classes de manuscrits ayant conservé le texte du pseudo-Aristote, ainsi que par la traduction grecque faite d’après la version latine du traité. Toutes les autres gloses enchâssées dans les citations tirées du De plantis sont des appositions explicatives qui ne trouvent pas de correspondant ailleurs, qu’il s’agisse du commentaire d’Alfred de Sareshel ou de la glose ordinaire rédigée en milieu anglais. Si, dans le Speculum naturale, les ajouts au texte du De plantis sont peu nombreux et peu prolixes, on découvre en revanche chez Barthélemy l’Anglais des interventions plus importantes, par leur nombre et par leur ampleur, qui, elles non plus, n’ont pas de correspondant ailleurs, sans toutefois que l’acte de compilation devienne commentaire[23].
La façon d’intégrer les Météorologiques d’Aristote dans une structure textuelle fondée sur la juxtaposition de citations directes et indirectes est intéressante à plus d’un titre. Chez Vincent de Beauvais, ce traité est présent par une double médiation : d’une part, à travers les extraits empruntés par ses socii directement au traité d’Aristote, qui demeurent pour la plupart inchangés d’une version à l’autre du Speculum ; d’autre part, par le biais des citations reprises par l’entremise du Liber de natura rerum qui s’avère être un texte identique au Liber de naturis rerum de pseudo-John Folsham[24]. L’un et l’autre intermédiaire comportent des gloses, le plus souvent brèves, les passages glanés dans le Liber de natura rerum faisant la preuve que son auteur a tenté de munir de quelques commentaires le texte d’Aristote[25]. Contrairement à ce que nous avons pu observer au sujet du De plantis, Barthélemy l’Anglais intervient beaucoup moins dans les extraits tirés du Liber metheororum.
En ce qui concerne le De animalibus, dans la version traduite de l’arabe par Michel Scot[26], on sait que les manuscrits l’ayant transmis comportaient une grande diversité de gloses marginales de nature lexicale, exégétique, scientifique ou, encore, moralisatrice[27], gloses qui ne semblent pas avoir été toujours recopiées d’un manuscrit à l’autre, mais plutôt avoir été le fruit d’interventions bien individuelles. Plusieurs compilateurs du XIIIe siècle ont de toute évidence connu un certain nombre de ces gloses rattachées au traité d’Aristote. Parmi eux, Thomas de Cantimpré semble avoir eu connaissance davantage des gloses moralisatrices, alors que Vincent de Beauvais a utilisé principalement les renseignements lexicaux. C’est par le biais de ces notes marginales qu’il a adopté l’équivalence, par exemple, entre l’agothilez et le caprimulgus (HA 618b ; SN lib. XVI, cap. 24 et cap. 45), entre l’acohat et la cornix (HA 563b ; SN lib. XVI, cap. 171)[28], entre l’ostaroz et le gladius marinus (HA 602a ; SN lib. XVII, cap. 55), entre l’akaleki et l’urtica maris (HA 531a ; SN lib. XVII, cap. 99), entre le temchea et le crocodilus (HA 612a ; SN lib. XVII, cap. 107). Une note de l’Actor fait remarquer que les informations concernant la cubeth rejoignent celles sur la perdix, le traducteur ne s’étant probablement pas aperçu de l’équivalence des termes[29].
C’est ce type de gloses relatives aux néologismes que l’on rencontre disséminées également dans les textes de médecine traduits de l’arabe, que ce soit le Canon d’Avicenne ou le Liber ad Almansorem de Rhazès. La traduction de ces œuvres, effectuée dans l’entourage de Gérard de Crémone, renferme un nombre élevé de mots arabes translittérés. Dans le cas de plusieurs chapitres du Canon, dont les titres ne sont qu’une translittération du terme arabe et donc pas immédiatement compréhensibles aux latinophones, deux moyens sont susceptibles d’avoir contribué à situer telle ou telle espèce dans la nomenclature botanique latine : soit la traduction du texte d’Avicenne explicitait le terme par une apposition (abheel est fructus iuniperi ; albugilise est lactuca asini ; besceguascen est coriandrum putei[30]), soit la copie du Canon utilisée par Vincent de Beauvais était déjà glosée (dirdar <id est fraxinus>, hasek <id est tribuli>[31]). En revanche, les plantes dont le mot arabe translittéré n’offrait pas de possibilité de rapprochement avec ce qui était déjà connu par l’entremise d’autres sources latines n’ont pas été sélectionnées[32]. Plusieurs autres compléments introduits par scilicet et id est renforcent l’hypothèse que le manuscrit utilisé pour la compilation d’Avicenne était garni de gloses ou accompagné d’un lexique[33].
Copiant souvent du Canon les mêmes fragments que Vincent de Beauvais, Albert le Grand a écarté tous les termes à résonance arabe désignant des espèces végétales ou des maladies. Un mot comme subeth mentionné par Avicenne dans le chapitre sur la mandragora a été glosé à l’aide d’une périphrase. Ainsi, la phrase odoratio eius facit subeth vehementer est devenue chez Albert odoramentum eius facit apoplexiam, formulation qui se retrouve également chez Vincent de Beauvais[34]. Il s’agirait donc soit d’une glose, soit d’une variante du texte du Canon[35], que les deux Dominicains ont partagée, tout comme dans le cas du mot roona (translittération de l’arabe ru‘ūna)[36], que les deux ont expliqué de façon similaire : ad roona perducat, scilicet ut rideat homo sine causa[37]. De tous les autres termes nosologiques, seul albaras est conservé par Albert, et cela une seule fois (scamonea, De vegetabilibus, p. 565 § 437), ce terme étant remplacé, à trois autres reprises[38], par macula, son équivalent latin.
Il est probable que les copies de la traduction du Canon étaient déjà pourvues, au milieu du XIIIe siècle, d’une série de gloses lexicales qui représentaient la forme embryonnaire des listes de synonyma dressées à partir du XIIIe siècle. Ainsi, dans le glossaire Synonyma Avicenne qui accompagne plusieurs manuscrits du Canon et dont l’incipit est alfachim, id est medicus, on trouve la plupart des définitions apparaissant dans les gloses du texte de Vincent de Beauvais[39]. C’est grâce à ce type d’instruments que les compilateurs ont su ménager une place aux termes d’origine arabe et enrichir en conséquence leurs catalogues. Un des manuscrits de la traduction latine anonyme du Liber ad Almansorem de Rhazès, datant de 1200, constitue un autre exemple de ces transcriptions assorties de gloses marginales, qui reflètent soit un modèle circulant déjà à Tolède, soit le souci des responsables des copies de munir les textes d’une aide lexicale[40].
Hormis ces glosulae que l’on pourrait nommer traductologiques, car vouées à expliquer les mots d’origine étrangère, il existe des gloses synonymiques portant sur des notions techniques ou sur des concepts qui, en proposant un mot latin pour un autre, offrent une brève définition destinée à rendre le texte plus clair[41]. Il est intéressant de remarquer que, parmi les gloses de ce genre apposées au Canon d’Avicenne, certaines se retrouvent dans les écrits des médecins que l’on rattache, bien que les avis soient partagés, à l’école de Salerne. Ainsi le terme inanitio expliqué par artificialis purgatio[42] apparaît chez Maurus Salernitanus et chez Archimateus Salernitanus dans leurs commentaires respectifs des aphorismes d’Hippocrate[43]. Ailleurs, lorsque Vincent de Beauvais expose par l’entremise d’Avicenne la typologie des facultés vitales[44], le syntagme virtus informativa imprimens est accompagné de la glose id est sigillans, que l’on redécouvre dans les marges d’un manuscrit du Tractatus de divisione multiplici potentiarum anime de Jean de La Rochelle qui reprend à la lettre le même passage du Canon[45]. La synonymie des deux opérations désignée par la glose est abandonnée par Albert le Grand en faveur de la concomitance et de la complémentarité des actes, la faculté générative qui donne la forme aux membres de l’embryon agissant à la fois par impressio et sigillatio[46].
Parfois, ces compléments, qui se réduisent à un simple mot intercalé dans la phrase de l’autorité compilée, s’imposent comme des éléments sémantiques indispensables, si bien qu’ils finissent par se fondre dans le texte-source, leur statut initial de glose n’étant plus signalé d’aucune manière. La définition de l’intellect par Aristote comme nullius corporis actus (De anima, 413b) était glosée généralement, comme nous l’apprend Albert le Grand, par nullius partis corporis actus[47]. En effet, cette glose apparaît dans plusieurs traités du XIIIe siècle, en se substituant même au texte d’Aristote (dont la traduction est, à cet endroit, identique chez Jacques de Venise et chez Guillaume de Moerbeke), comme le laisse voir un extrait de la Summa de anima de Jean de La Rochelle, que Vincent de Beauvais a inclus dans son Speculum naturale (lib. XXVII, cap. 33), de même que plusieurs passages des œuvres de Thomas d’Aquin[48].
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Les équivalences conceptuelles sont introduites dans l’écriture compilatrice également par des gloses étymologiques. Selon une pratique qui remonte à l’Antiquité, l’étymologie des mots, que les médiévaux puisent fréquemment chez Isidore de Séville, constitue une information récurrente dans la description des choses et l’explication des concepts. Cette passion pour la construction du sens des mots où l’imagination poétique joue de l’assonance et de la plasticité des mots pour donner naissance à des périphrases explicatives, on la devine derrière les interventions des compilateurs dans le texte-source. Ainsi, en reprenant un passage de Hugues de Saint-Cher au sujet du fait que l’âme humaine n’est pas une personne, Vincent de Beauvais y glisse une glose étymologique qui déploie le sens de la persona comme étant per se una[49], glose que de nombreux théologiens du XIIe siècle, de Gilbert de la Porée à Alain de Lille, avaient déjà évoquée[50].
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Par endroits, les compilateurs laissent des indices qui justifient l’hypothèse qu’ils travaillaient en ayant sous la main d’autres lexiques ou d’autres ouvrages de philosophie naturelle qui pouvaient fournir des explications ou des compléments. Comme nous venons de le dire, ce sont les Etymologies d’Isidore de Séville qui fournissent le plus souvent des définitions que l’on a articulées aux citations puisées à d’autres autorités, sans que le nom d’Isidore soit nécessairement mentionné, comme on peut le voir dans un passage du Compendium philosophie fondé sur le De animalibus d’Aristote[51].
L’accueil fait aux textes de philosophie naturelle passe aussi par un processus de réécriture qui sélectionne, réorganise, systématise les phrases du texte-source, et là où les traductions pèchent par la maladresse des formulations, la synonymie vient moderniser le langage, la glose ajoute quelques éléments de remplissage pour rendre plus intelligible le contenu d’une phrase ou d’un syntagme, pour rendre plus fluide la lecture[52]. Ce type de transpositions, de reformulations représente aussi une conversion stylistique du texte-source dont l’intelligibilité n’est plus conçue comme étant dépendante des explications terminologiques que l’on devrait éventuellement fournir, mais plutôt comme un aménagement phraséologique. La glose revêt des allures de paraphrase, tout en gardant sa finalité explicative. Et tout en transformant parfois le texte jusqu’à une refonte complète des composants originaux, la réécriture joue le jeu de l’annotation, puisqu’elle se pare à son tour de gloses terminologiques et argumentatives, au point de prendre la forme d’un commentaire. Ainsi, en réorganisant la syntaxe du texte d’Aristote[53], Barthélémy insère des gloses topiques dans son propre discours, comme on le constate, dans l’exemple cité en note, avec le verbe piramidantur. En même temps, il prolonge le raisonnement d’Aristote en explicitant davantage les relations de cause à effet manifestes dans le métabolisme des végétaux.
Certains ajouts que l’on relève par rapport au texte-source peuvent avoir été introduits non seulement dans le but d’enrichir ou de rendre l’information plus lisible, mais également dans l’idée d’attirer l’attention du lecteur sur tel ou tel point ou d’accentuer les inflexions de la syntaxe, au moyen d’expressions telles que scilicet, nota quod ou est notabile[54]. Et dans ces cas-là , on devrait parler davantage de gloses signalétiques qui mettent des jalons pour systématiser la lecture, pour indiquer les notions importantes, pour moduler le cours du raisonnement, et qui constituent des procédés relevant des pratiques de lecture.
Gloses traductologiques, synonymiques, étymologiques, terminologiques, phrastiques, signalétiques, la diversité des interventions des compilateurs est repérable à différents niveaux de la (ré)écriture. Du fait que ces différents types d’interventions interrompent par endroits le discours d’autorités comme Aristote ou Avicenne, nous pouvons conclure que ces textes demandaient à être explicités quant au vocabulaire ou aux séquences de l’argumentation, signe de la réception de plus en plus importante dont ils jouissent au XIIIe siècle et de la volonté d’optimiser leur compréhension. En compilant la Somme théologique d’Alexandre de Halès, Vincent de Beauvais importe les quelques notices éparpillées ici et là dans les marges du manuscrit utilisé, ce qui montre non seulement que des textes produits au milieu du XIIIe siècle comportaient déjà des gloses, mais encore qu’on trouvait utile de les reprendre et de leur faire une place dans la texture de la compilation.
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La quantité imposante d’ajouts opérés par les encyclopédistes, et il importe peu qu’ils soient de leur cru ou qu’ils proviennent d’un savoir globalement partagé, indique que la glose, bien que sise à l’ombre de l’autorité, est sans conteste ancrée dans les pratiques d’écriture et de lecture. À partir du type de glose employé par tel compilateur, on peut mieux comprendre la façon dont il se rapporte à l’héritage lexicologique et sémantique gréco-arabe, la façon dont il le transmet, la façon dont il entend s’appuyer sur des autorités traditionnelles comme Isidore de Séville pour accompagner la lecture d’Aristote. Mais, si l’on a des raisons de supposer l’existence d’un fonds commun d’équivalences lexicales du fait de leur présence chez plusieurs auteurs, si certaines glosules sont de toute évidence exportées avec la copie des manuscrits, la glose qui aménage le texte-source, sur le plan de la syntaxe et de l’argumentation, revêtant ainsi les traits de la paraphrase, reste propre à chaque encyclopédiste. En déconstruisant la mise en page des manuscrits utilisés, les encyclopédistes ont incorporé au texte cet apparat d’appoint et ont promu la glose au statut de texte. Et, de ce point de vue, on peut dire que la finalité de la compilation et de la réécriture est non seulement fonctionnelle et didactique, mais esthétique aussi. Avec l’intégration des apparats de gloses dans le corps du texte, la mise en page du manuscrit se dépare des franges latérales et laisse apparaître un texte continu, compact, justifié, ordonné, dont la réorganisation visuelle fait écho aux efforts fournis par le compilateur pour rendre plus intelligible le texte-source réécrit.
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