Martine OSTORERO*
Nicolas Jacquier, inquisiteur dominicain bourguignon, rédige en 1458 son Flagellum hereticorum fascinariorum (« Fouet des ‘fascinateurs’ hérétiques »), un traité d’une soixantaine de feuillets organisé en vingt-sept ou vingt-huit chapitres suivant les versions. Il en subsiste actuellement neuf manuscrits, tous datés de la seconde moitié du XVe siècle, ainsi qu’une édition parue en 1581 à Francfort-sur-le-Main chez Nicolaus Bassaeus[1].
L’objectif principal de cet ouvrage est de prouver la réalité du sabbat des sorcières, ainsi que l’efficacité et la gravité des méfaits des sorciers qualifiés d’hérétiques en raison de leur alliance avec les démons. Ce démonologue écrit son traité dans le contexte du début de la répression de la sorcellerie démoniaque et des contestations qu’elle suscite dans certains lieux et milieux[2].
Rattaché au milieu de l’Observance dominicaine, Nicolas Jacquier s’est engagé durant toute sa vie dans les problèmes de son temps. Ses préoccupations sont avant tout d’ordre spirituel : défense de la foi chrétienne et de ses dogmes, questions liées à la réforme de l’Église au moment du concile de Bâle, puis à la réforme de son ordre, lutte contre l’hérésie hussite et surtout contre la sorcellerie démoniaque. Au cours de sa vie, il bénéficia de la confiance et du soutien du duc de Bourgogne Philippe le Bon, qui le chargea de plusieurs missions diplomatiques dès 1435. Le duc, inquiet face au danger hussite, envoya Jacquier inspecter le terrain avant d’apporter son aide aux chrétiens de Bohême[3].
Ce dernier est mentionné comme inquisiteur de la foi dès 1451, bien que l’étendue de son mandat ne soit pas connue. Sa présence est attestée principalement dans les terres de l’Etat bourguignon (Dijon, Lille, Tournai et Gand) et dans la région lyonnaise. Toutefois, Nicolas Jacquier semble parfois peiner à exercer l’office d’inquisition, au-delà des procédures d’enquête. Probablement entravé dans ses velléités d’action répressive, il prend la plume pour défendre sa vision des dangers relatifs aux sectes de sorciers démonolâtres. La rédaction en 1458 de son Flagellum hereticorum fascinariorum, alors qu’il réside au couvent de Lyon, a pour but de convaincre les sceptiques de la réalité du sabbat des sorcières et des crimes qui leur sont imputés. Il y développe une argumentation fondée sur l’Écriture, l’autorité des Pères et des théologiens et la pratique judiciaire, afin de démontrer la « vérité » du crime de sorcellerie. Chez lui, l’exercice de l’inquisition et la réflexion doctrinale vont de pair : elles se nourrissent mutuellement et se servent l’une l’autre, comme en témoignent notamment ses réflexions procédurales relatives à la criminalisation du sabbat. Jacquier croit fermement à l’existence des sectes démoniaques et a pleinement reçu l’imaginaire du sabbat développé notamment dans les Errores gazariorum, l’un des premiers traités anti-sorciers rédigé vraisemblablement par un inquisiteur franciscain dans la région alpine du val d’Aoste vers 1436[4]. Pour lui, le sabbat est le lieu de rencontre et d’interaction par excellence entre les démons et les êtres humains. Les maléfices qui y sont perpétrés sont la preuve de l’alliance réelle existant entre les hommes et les démons. Leurs effets sont observables et constitutifs de la réalité. C’est le pacte avec les démons qui justifie une action répressive contre la sorcellerie démoniaque, qu’il considère comme la plus grave des hérésies. Son texte s’avère être un véritable plaidoyer en faveur de la peine de mort des sorciers : l’auteur rejette vivement l’admission à la pénitence par l’abjuration du crime de sorcellerie, qui apparaît comme un modèle encore dominant dans le royaume de France[5]. Au milieu du XVe siècle, la croyance au sabbat des sorcières est loin d’être acceptée par tous et la réalité des méfaits imputés aux prétendus sorciers fait l’objet d’amples débats. La Vauderie d’Arras, la première grande chasse aux sorcières qui éclate dans l’État bourguignon en 1459, soit une année après la rédaction du Flagellum de Nicolas Jacquier, peut apparaître comme la conséquence de la bonne réception de son traité dans la région d’Arras[6].
Le fait qu’il rédige son traité dans l’établissement des frères prêcheurs de Lyon n’est pas anodin : l’important couvent de Lyon a notamment vu passer le célèbre prédicateur et inquisiteur Etienne de Bourbon (mort vers 1261), qui a fermement combattu et dénoncé les « superstitions » et les hérésies dans la province ecclésiastiques de Lyon[7]. Les frères prêcheurs de Lyon, par l’entremise de leur prieur et de l’inquisiteur, ont par ailleurs tenté dans les années 1430 de poursuivre la sorcellerie démoniaque, mais ils ont été entravés dans leur volonté d’action répressive par l’ordinaire de l’archevêque de Lyon[8]. Jacquier s’inscrit dans ce combat contre l’hérésie, qui inclut désormais la sorcellerie, tel qu’il est mené dans les régions lyonnaise et bourguignonne, aux marges du royaume de France, et plus largement dans l’arc alpin occidental.
Pour mener à bien sa réflexion en matière de démonologie chrétienne, il s’appuie principalement sur la Bible, Augustin, Grégoire le Grand et Thomas d’Aquin, ainsi que sur les gloses bibliques et le droit canon. Il illustre ce savoir au moyen de nombreux exemples scripturaires et de quelques récits empruntés à la Légende dorée de Jacques de Voragine. Mais c’est surtout le Speculum historiale de l’encyclopédiste dominicain Vincent de Beauvais qui constitue sa référence privilégiée pour appuyer son propos. C’est ainsi qu’il cite à quatorze reprises des récits hagiographiques du Speculum historiale, le plus souvent en les recopiant textuellement, ou parfois en en résumant certains passages. Dans le cas de quatre personnages (Martin, Antoine, Théophile et Cyprien), il retient plusieurs épisodes les concernant tirés d’un même chapitre ou de chapitres différents du Speculum. Nicolas Jacquier prend soin de citer l’ouvrage soit en précisant l’auteur et le titre (Vincencius in Speculo hystoriali), soit simplement Vincencius (une occurrence), soit sous son seul titre (Speculum hystorialis, une fois seulement in Speculo). Par l’indication des livres et chapitres du Speculum historiale, les références données par notre auteur sont précises et facilitent l’identification des passages cités – pour autant que l’on se réfère à la version de la majorité des manuscrits, à l’exemple de celle de Douai 797, et non à l’édition de Douai de 1624 qui comporte un décalage d’un livre dans la numérotation de ceux-ci, puisque cette dernière ne tient pas compte de la numération du prologue comme Livre I. Dans quelques cas toutefois, Nicolas Jacquier fait mention de vies de saints en résumant les épisodes qui l’intéressent mais sans en donner de références précises, ce qui rend délicate l’identification de ses sources; nous n’en avons pas tenu compte ici, pour nous concentrer sur toutes les citations explicites du Speculum.
Nicolas Jaquier disposait certainement d’un exemplaire manuscrit de cette œuvre largement diffusée de Vincent de Beauvais – près de 250 exemplaires actuellement conservés –, qu’il pouvait consulter dans l’une des bibliothèques des couvents dominicains dans lesquels il a séjourné, très probablement à Lyon, à Notre-Dame de Confort, où il est attesté au moment de la rédaction de son Flagellum hereticorum fascinariorum[9]. La bibliothèque municipale de Lyon, qui a pu recevoir le fonds du couvent de Lyon, conserve actuellement un exemplaire complet du Speculum historiale datant du XIVe siècle (Lyon, Bibliothèque municipale, 180-184, 5 volumes)[10]. Jacquier a pu se familiariser à la lecture de Vincent de Beauvais déjà au cours de sa formation au studium du couvent dominicain de Dijon, puisque le Speculum historiale (en quatre volumes) y est attesté selon l’inventaire de la bibliothèque du couvent de Dijon daté de 1307 (n° 63)[11]. Les bibliothèques municipales de Dijon, ou surtout de Troyes (aujourd’hui Médiathèque du Grand Troyes), cette dernière ayant intégré une partie de la bibliothèque du couvent de Dijon, en conservent également des exemplaires[12]. Nul doute en tout cas que le Speculum maius constitue un ouvrage de référence pour notre Prêcheur bourguignon, comme il l’est d’ailleurs dans les milieux dominicains aux XIVe-XVe siècles[13]. Le fait que Jacquier privilégie le Speculum historiale à la Légende dorée de Jacques de Voragine en matière d’hagiographie est tout de même étonnant, puisque cette dernière constitue la référence première en la matière. Notre dominicain entend-il ainsi privilégier le travail d’un compatriote, ou préfère-t-il s’appuyer sur une œuvre à caractère encyclopédique et qu’il considérerait comme plus scientifique, à titre de « source alléguée » pour parfaire son argumentation ? La question reste ouverte.
Nicolas Jacquier glane ses exemples essentiellement entre les livres XII à XXII, ainsi que XXX, du Speculum historiale, soit principalement dans la partie qui couvre l’histoire impériale romaine et en particulier celles des persécutions et des premiers martyrs chrétiens (IIIe-IVe siècles). Plus largement, c’est dans la période historique comprise entre le IIIe et le VIIe siècle, comprenant les premiers dossiers hagiographiques, qu’il a sélectionné ses récits concernant les démons. Il a pu s’appuyer sur une table d’indexation alphabétique, à l’exemple de celle, bien diffusée, que Jean de Hautfuney, clerc de la curie pontificale d’Avignon et futur évêque d’Avranches, a réalisé vers 1320. Dépassant la liste des noms propres des personnes ou des lieux, elle contient aussi de nombreux concepts et notions, parmi lesquels certains susceptibles d’intéresser Nicolas Jacquier, à l’exemple de demon, demones, dyabolus, temptatio ou encore maleficium; notons aussi le renvoi explicite du mot demon à ceux de dyabolus et temptatio[14]. Néanmoins, il ne paraît guère s’être servi de ces entrées pour rechercher ses exemples dans le Speculum historiale : une seule anecdote qu’il cite est référencée dans la table de Hautfuney aux entrées susmentionnées. Il s’agit d’ailleurs du seul récit qui ne fait pas référence à un personnage explicitement nommé et qui aurait pu être retrouvé sous son propre nom, puisqu’il présente le cas d’un ermite présomptueux trompé par un démon déguisé en femme (Speculum historiale, XVIII, c. 6; Nicolas Jacquier, Flagellum hereticorum fascinariorum, c. 4); la table de Hautfuney l’indexe sous l’entrée Dyabolus heremitam presumptuosum in specie mulieris temptat et deicit. Par contre, notre inquisiteur bourguignon a pu se servir d’une table d’indexation pour retrouver rapidement au sein de l’œuvre de Vincent de Beauvais les récits concernant des personnages qu’il évoque, tels Martin, Antoine, Marguerite, Antide, Théophile, Justine, Marcel et Macaire, dont il connaît les tribulations contre les démons. Ce constat nous indique que Jacquier a une bonne connaissance des vies des saints, en particulier celles des martyrs chrétiens et des Pères du désert. Par son choix, il tend également à accorder plus de valeur exemplaire et de force probante aux récits des premiers siècles de l’histoire de l’Église et de la chrétienté. Le modèle des premiers martyrs et des Pères du désert reste très prégnant à la fin du Moyen Âge, notamment dans les milieux dominicains observants[15].
Jacquier ne cherche pas à élaborer une moralisation sur les démons, voire une démonologie, à partir de l’œuvre de Vincent de Beauvais – ce que pourrait permettre la table de Jean Hautfuney. Les citations du Speculum historiale viennent simplement appuyer la démonologie qu’il expose au fil de son Flagellum hereticorum fascinariorum. Il se sert ainsi largement de ces récits dans trois des vingt-sept chapitres de son traité (ou vingt-huit selon les versions du texte); ces trois chapitres concernent les apparitions ou manifestations de démons (chapitre 3), les tromperies des démons (chapitre 4) et les moyens de se protéger des assauts des démons (chapitre 14).
Les manifestations des démons
Au fil de son traité, Nicolas Jacquier ne cesse de souligner la corporéité démoniaque, rappelant comme un leitmotiv la présence réelle et corporelle du démon au sabbat, en prenant appui sur la démonologie thomiste. Il démontre que les démons ne sont pas seulement susceptibles d’agir sur l’imagination et les rêves des hommes, mais qu’ils sont capables de se présenter réellement et physiquement aux hommes qui perçoivent leur présence « corporelle » au moyen de leurs cinq sens.
C’est dans ce cadre qu’il propose, dans son troisième chapitre, une série d’exemples d’apparitions du diable ou des démons, tirés principalement des Évangiles et des vies de saints du Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Les tentations du Christ dans le désert montrent que le diable est perceptible par la vue (le Christ voit le diable), l’ouïe (le diable parle au Christ) et le toucher (le diable transporte le Christ au sommet du temple et sur une montagne)[16]. Le diable est capable de prendre la forme d’hommes ou de bêtes, voire du Christ.
Pour asseoir son propos, Nicolas Jacquier emprunte à Vincent de Beauvais trois récits de la vie de saint Martin qui présentent les différentes apparences que revêt le diable. Ce dernier se montra tout d’abord au saint sous une forme humaine en lui déclarant : « Où que tu ailles, le diable s’opposera à toi », à quoi Martin répondit : « Le Seigneur est mon soutien, je ne craindrai pas ce que peut me faire un humain » (Ps. 117, 6). Et aussitôt l’autre disparut[17]. Le diable se présenta une autre fois auréolé de lumière pourpre, vêtu de vêtements royaux, la tête ornée d’un diadème de pierres précieuses et d’or et portant des chaussures recouvertes d’or, le visage serein et souriant, alors que Martin priait dans sa cellule. Après un long silence, le diable lui dit : « Reconnais, Martin, celui que tu honores. Je suis le Christ, qui vais descendre sur terre, mais auparavant, j’ai voulu me manifester à toi ». Comme Martin gardait le silence, ne sachant que répondre, le diable eut l’audace de poursuivre : « Martin, pourquoi hésites-tu à croire ce que tu vois ? Je suis le Christ ! ». Alors celui-ci, comme le Saint-Esprit lui avait révélé qu’il était le diable et non Dieu, lui répondit : « Le Seigneur Jésus n’a jamais annoncé qu’il viendrait revêtu de pourpre et portant un diadème. Je ne croirai au Christ que s’il vient sous l’habit et l’aspect qu’il avait sur la Croix, présentant les stigmates ». À cette parole, l’autre disparut en fumée et remplit sa cellule d’une telle odeur pestilentielle qu’il laissa des indices indubitables qu’il était le diable[18]. Et de rappeler que le diable a mille moyens de nuire aux hommes et aux saints et de les tromper en revêtant diverses formes, mais que le signe de croix et la prière les protègent toujours[19].
Nicolas Jacquier cite ensuite un épisode de la vita de sainte Marguerite qui vit surgir devant elle le diable sous l’aspect d’un dragon, puis d’un homme qui lui parla et qu’elle foula aux pieds avant de lui ordonner de disparaître : à nouveau, vue, ouïe et toucher sont sollicités. La version de notre dominicain, empruntée à la Legenda passionis de sainte Marguerite, rejoint en partie seulement celle transmise par Vincent de Beauvais[20].
Les manifestations démoniaques auprès de saint Antoine dans le désert, reprises de Vincent de Beauvais, sont l’occasion pour Nicolas Jacquier de souligner les assauts physiques du diable et des démons, sous une grande variété de formes : alors qu’il cherchait saint Paul ermite, le diable lui apparut sous la forme d’un centaure, puis d’un grand homme cornu et aux pieds de chèvre, avec lesquels il dialogua[21]. L’épisode suivant souligne la gravité des blessures infligées par les démons et la résistance exceptionnelle du saint :
« Alors que le saint, par la puissance de sa foi, avait vaincu l’esprit de fornication, le diable se manifesta sous la forme d’un enfant noir qui se prosterna devant lui et s’avoua vaincu. Peu de temps après, alors qu’Antoine se cachait dans une tombe, une multitude de démons le déchira, au point que son serviteur le ramena en ville comme mort sur ses épaules; à cette nouvelle, ses voisins se réunirent et pleurèrent le défunt. Mais au milieu de la nuit, alors que tous dormaient, Antoine revint soudain à la vie, appela son serviteur et se fit porter en silence jusqu’à la tombe. Là , terrassé par la douleur que lui causaient ses précédentes blessures, de toute la force de son courage, il provoqua les démons au combat. Ils lui apparurent alors sous diverses formes de bêtes sauvages qui le lacérèrent à nouveau de leurs dents, cornes et griffes. Soudain un rayon de lumière apparut et dispersa les ténèbres. Antoine guérit aussitôt et, comprenant que le Christ était là , il lui dit : ‘Où étais-tu, bon Jésus ? Pourquoi n’étais-tu pas là dès le début, pour soigner mes blessures ?’ La voix lui répondit : ‘Antoine, j’étais là mais j’attendais de voir ton combat. À présent que tu as combattu virilement, je te ferai citer dans tout l’univers’»[22].
Le dernier cas présenté est celui de saint Antide, évêque de Besançon et martyr, qui aurait été décapité par un certain Chrocus, chef alaman ou vandale, en 407 ou entre 465-477, selon la chronique de Frédégaire, et dont la Vita a été rédigée au XIe siècle[23]. Peu de temps avant de subir le martyre lors de sa traversée du Doubs, Antide vit venir à lui une armée de démons. Il ordonna à l’un d’entre eux, qui se présenta sous la forme d’un homme noir (un « Éthiopien »), de le transporter rapidement à Rome, par la vertu du Seigneur et de la croix, afin qu’il puisse régler une affaire auprès du pape qui avait cédé au diable après une résistance de sept ans. Il somma le démon de l’attendre devant la porte du pape, comme une monture ordinaire, puis, après avoir pris l’huile qu’il avait consacrée, de le ramener à temps à son église bisontine le samedi saint pour célébrer l’office[24]. Dans son De calcatione demonum, rédigé en 1457, Jacquier se sert aussi de cet exemplum pour expliquer comment Antide a usé de sa dignité sacerdotale pour commander le démon, qui ne pouvait rien faire d’autre que d’être au service du saint, ayant été foulé aux pieds (calcatus) par le saint[25]. Ce récit exemplaire emprunté à Vincent de Beauvais est par ailleurs souvent mentionné par les démonologues du XVe siècle dans le cadre des discussions sur la possibilité du transport par les démons, et en particulier du débat sur la réalité du vol nocturne des sorcières au sabbat[26].
Sous la plume de Nicolas Jacquier, le terme d’apparition est à comprendre dans le sens premier : celui de manifestation d’un être invisible qui se présente de manière visible. Il ne s’agit pas pour lui de spectres ou de visions que l’on croit apercevoir, comme on peut l’entendre aujourd’hui par analogie. Le dominicain a choisi des récits dans lesquels plusieurs des sens externes des hommes sont sollicités pour appréhender les démons : outre la vue, toujours présente, c’est par l’ouïe, le toucher ou l’odorat que l’homme a connaissance de la présence physique et corporelle du diable. La connaissance par l’expérience sensorielle permet aux hommes de différencier le diable des autres êtres humains[27].
Les récits scripturaires ou hagiographiques, tels ceux transmis par le Speculum historiale, ont valeur de preuve, sans que l’auteur éprouve la nécessité de fournir d’autres justifications d’ordre théologique ou philosophique, voire physiologique.
Les tromperies des démons
Le thème des manifestations démoniaques se développe au chapitre suivant, qui met l’accent sur les tromperies suscitées par les démons lors de ces phénomènes.
Plusieurs récits d’apparition démoniaque issus de la tradition biblique sont proposés, à l’instar du cas de Saül et de la sorcière d’Endor (I Sm 28, 7 et I Par 10, 13-14), rapidement évoqué, ou empruntés à la Légende dorée de Voragine (André), et surtout au Speculum historiale de Vincent de Beauvais.
L’affaire du vidame Théophile intéresse particulièrement Jacquier, qui expose l’histoire dans ses détails, selon la version qu’en avait donnée Vincent de Beauvais au livre XXII, chapitres 69 et 70, imaginant les dialogues entre le diable et Théophile. Par humilité, ce dernier avait renoncé à une charge épiscopale; mais, comme le nouvel évêque l’avait déposé contre son gré de sa charge de vidame et qu’il sombrait dans la tristesse, il avait demandé, à l’instigation du diable, l’aide d’un « Juif sorcier » (Iudeum maleficum) afin de la récupérer. Le Juif le conduit auprès du diable en lui recommandant de ne pas se signer. L’histoire est emblématique de la manière dont un homme peut conclure un pacte avec le démon : Théophile est présenté au diable qui siège au milieu de ses « ministres » vêtus d’une chlamyde blanche et portant des chandeliers; après un échange de propos, le moine embrasse les pieds du diable et s’engage par un pacte écrit (cyrographum), qu’il signe du propre sceau de son anneau, à renier le Christ et la Vierge Marie et à obéir totalement au diable, « qui commande à tous, même à l’évêque ». Théophile accède ainsi à l’épiscopat. Mais il se repent amèrement aussitôt et invoque la Vierge. Elle lui apparaît et lui restitue le pacte qu’il avait conclu avec le diable. Théophile raconte alors son récit devant l’évêque et le peuple, à la louange de la Vierge, en montrant et lisant le pacte devant tous[28]. Théophile a été trompé dans ses facultés d’appréhension par le diable qui l’a contraint à se donner à lui, mais il est sauvé par l’intercession de la Vierge. Le pacte est dans ce cas encore faible; il peut être cassé ou renégocié[29].
Suit une histoire quelque peu scabreuse, reprise à nouveau de Vincent de Beauvais, d’un moine ermite, « sommet de l’abstinence », mais qui est trop présomptueux et qui est trompé par un démon qui se présente à lui sous l’aspect d’une femme perdue dans la nuit; l’ermite l’accueille et, troublé par ses propos suaves, l’élégance de son discours, puis par ses gestes équivoques et impudents, tombe sous son charme et cherche à l’embrasser. C’est alors qu’elle pousse un hurlement terrifiant et révèle sa nature repoussante avant de disparaître. Une multitude de démons se rassemble dans le ciel pour se moquer du moine. Honteux, ce dernier réalise qu’il a été trompé et se désespère du péché qu’il vient de commettre[30].
L’anecdote suivante empruntée au Speculum historiale est celle d’un comte de Mâcon mystérieusement emporté par un cheval. Alors que le comte résidait dans son palais, entouré d’une multitude de chevaliers et de gens de différents ordres, surgit un homme inconnu qui parvint jusqu’à lui à cheval, à la vue et à l’étonnement de tous, et qui lui ordonna de se lever et de le suivre à l’extérieur pour lui parler. Contraint par une force invisible à laquelle il ne pouvait résister, le comte se leva, s’avança jusqu’à la porte de son château et découvrit alors un cheval harnaché. Sommé par le cavalier, il se mit en selle. Dès qu’il eut saisi les rênes, il fut aussitôt emporté dans les airs en une course vertigineuse, aux yeux de tous. Il cria en vain « Au secours, citoyens, au secours !». Tous le regardèrent aussi longtemps qu’ils le purent et lorsqu’il fut enfin soustrait au regard des hommes, il devint pour toujours un compagnon des démons[31].
Cette histoire légendaire se rapporte peut-être à Guillaume III de Bourgogne, dit l’Allemand, décédé de mort violente et mystérieuse en 1125-1126; elle aurait été mise en circulation pour déguiser un probable assassinat, motivé peut-être par le fait que le comte exerçait une « tyrannie terrible » sur les personnes et les biens ecclésiastiques, comme le décrit Pierre le Vénérable, premier témoin écrit de cet épisode que reprend Vincent de Beauvais, et auquel se réfère également Nicolas Jacquier[32]. Cette anecdote est également mentionnée par deux démonologues français contemporains de notre auteur, à savoir Pierre Mamoris et Jean Vinet, à propos des capacités des démons à assumer des corps ou à transporter des humains à travers les airs[33]. Vincent de Beauvais associe pour sa part ce récit à la tradition de la mesnie Hellequin, à propos de laquelle il rapporte aussi les deux chapitres précédents de son Speculum historiale, empruntés à Hélinand de Froidmont (exemplum ad hoc de familia hellekini. cxviii. Helynandus in cronicis libro VIIIo. […] Iterum aliud exemplum ad idem. cxix. […] Adhuc de eodem. cxx.)[34].
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Nicolas Jacquier entend montrer à travers ces différents récits que tous ces cas d’apparitions démoniaques sont perceptibles par les sens externes des hommes, soit ici la vue, l’ouïe et le toucher, allant jusqu’à l’union charnelle dans le cas de l’ermite, et même à l’agression mortelle dans celui de saint Antoine. Elles sont donc réelles et non imaginaires. Le démon se présente sous son propre aspect (cas de Théophile) ou sous des formes différentes : bête féroce, dragon, centaure, homme ou belle femme inconnue; il peut prendre l’apparence de personnes connues et même se faire passer pour le Christ. De fait, conclut-il, c’est une erreur « manifeste et dangereuse » de considérer ces apparitions comme des illusions : c’est ainsi qu’il parvient à démontrer la réalité des réunions nocturnes entre sorciers et démons, dans le cadre des sectes de ‘faiseurs de maléfices ensorceleurs’ (secte et hereses malefico[rum] fascinerio[rum]). Cette position place Nicolas Jacquier parmi les tenants de la réalité du sabbat des sorcières et du vol nocturne, une position alors minoritaire au milieu du XVe siècle, en particulier en France et en Italie où domine alors l’argument selon lequel le sabbat serait davantage le produit de l’illusion et du rêve provoqué par les démons dans l’imagination des hommes, dans la tradition du canon Episcopi[35]. Ce texte inséré dans le Décret de Gratien a d’ailleurs été la pierre d’achoppement de la plupart des auteurs de traités de démonologie au XVe siècle. Il leur a aussi servi de prétexte pour débattre des vastes enjeux qui entourent les phénomènes liés à la sorcellerie démoniaque et aux actions des démons. Dans les années 1450-1460, certains auteurs, tels Nicolas Jacquier, l’anonyme de la Recollectio sur la Vauderie d’Arras et le théologien poitevin Pierre Mamoris, cherchent à démontrer la réalité du vol nocturne, et par conséquent du sabbat. D’autres, à l’instar du cardinal Juan de Torquemada et des Observants franciscains italiens (Bernardin de Sienne, Jean de Capestran ou Robert de Lecce)[36], restent fidèle à sa leçon – il ne s’agit que d’illusions –, tout en ne disculpant pas totalement ceux qui y croient. D’autres théologiens, à l’instar de Girolamo Visconti, de Jean Tinctor et plus tard d’Heinrich Institoris[37], semblent finalement résoudre la question en admettant les deux cas de figure par rapport à la question du vol nocturne : soit les sorciers sont susceptibles d’être transportés dans les airs par les démons, soit ils ont l’illusion de voler, en songe ou en état de veille et toujours par inspiration diabolique; dans un cas comme dans l’autre, leur condamnation est requise. Les nuances apparaissent dans la fréquence, un cas étant donné comme plus fréquent que l’autre. La thèse de la réalité du sabbat, qui connaît son plus grand essor au milieu du XVe siècle, apparaît comme un cas limite, voire aberrant, de la démonologie chrétienne, dans la mesure où c’est à cet endroit que les démonologues vont explorer dans ses limites les plus extrêmes la possibilité du réalisme démonique : réalité du diable, effets réels des maléfices, réalité du vol des sorcières, mais aussi réalité des interactions entre le diable et les humains. L’histoire des débats autour de la sorcellerie démoniaque met en scène le pouvoir de l’imagination contre celui des démons. Ces deux systèmes d’explication du monde sorcier sont en concurrence, se confrontent et se chevauchent parfois.
Moyens de protection contre les assauts des démons
Après avoir exposé combien l’homme est vulnérable face aux démons, Nicolas Jacquier n’en reste pas à ce constat angoissant. La foi chrétienne et les pratiques dévotionnelles offrent le salut à l’être humain. Elles servent à protéger les hommes de manière efficace, c’est-à -dire qu’elles produisent des effets concrets : repousser les démons. C’est ce qu’il expose au chapitre 14.
Après avoir présenté les effets bénéfiques de la prière contre la « fourberie » diabolique, il montre combien le signe de croix constitue une deuxième armure contre les démons. « C’est pour cela, explique Jacquier, que les sorciers, lorsqu’ils sont introduits dans la secte ou synagogue, ont l’interdiction de se signer. En effet, beaucoup ont avoué spontanément que la première fois qu’ils sont entrés dans la secte, ils ont vu des choses étranges et se sont signés par habitude; aussitôt, les démons ont disparu et leur synagogue s’est dispersée »[38]. Le dominicain souligne l’efficacité et la puissance du geste, sans que soit nécessairement prise en compte l’intention consciente de celui qui le trace : « si le signe de croix, tracé par hasard par des personnes dont la foi est en train de décliner et alors qu’elles se rendent au sabbat, a une telle efficacité contre les démons, on imagine quelle doit être sa force pour ceux qui se signent avec dévotion et respect »[39]. Pour preuve, Jacquier choisit d’illustrer ce thème par de nombreux exempla. L’un d’entre eux, emprunté aux Dialogues de Grégoire le Grand[40], raconte comment un Juif qui, forcé de dormir dans un temple d’Apollon, se signe par crainte de l’idolâtrie du lieu et se voit alors révéler certaines vérités chrétiennes. L’évêque de Fondi convertit le temple en oratoire dédié à saint André, et le juif adopte le christianisme.
Trois récits successifs se rapportent à la légende de sainte Justine et à la conversion du magicien Cyprien : deux sont tirés du Speculum historiale de Vincent de Beauvais, alors que le troisième résume la version donnée par Jacques de Voragine dans la Légende dorée[41]. Le magicien païen Cyprien, consacré au diable à l’âge de sept ans par ses parents, possédait des livres de magie illustrés de 365 démons et se livrait à toutes sortes de méfaits. À l’instigation du diable, il tenta la vierge Justine pendant 70 jours. En effet, un homme nommé Acladius s’adressa à Cyprien, car il brûlait d’amour pour elle alors qu’elle refusait ses avances pour rester vierge. Le magicien invoqua à plusieurs reprises différents démons et les envoya vers elle. Elle parvenait à chaque fois à repousser les tentations et à mettre en fuite les démons à l’aide du signe de croix. Cyprien lui envoya alors le prince des démons : il se présenta à elle sous la forme d’une jeune fille qui se prétendait l’envoyée du Christ et qui lui demanda de pouvoir vivre avec elle dans la chasteté. Il troubla l’esprit de la vierge par un discours qui remettait en cause les vertus de la virginité, jusqu’à ce que Justine se rende compte que c’était là le diable qui lui parlait; elle le fit immédiatement disparaître en se signant. Après avoir découvert la valeur du signe de croix comme signe des chrétiens et l’enseignement de sainte Justine, Cyprien se convertit, fut baptisé puis fait évêque et couronné martyr. L’épisode, transformé en exemplum, est d’ailleurs entré dans les collections exemplaires du Moyen Âge[42].
Le troisième moyen de protection contre les démons consiste en l’aspersion d’eau bénite. Nicolas Jacquier mentionne différentes formules de bénédiction de l’eau, qui sont à la fois des exorcismes et des conjurations des démons, dans la mesure où elles s’adressent directement à l’« esprit immonde » pour le chasser d’un lieu. L’auteur recommande aussi le recours aux bénédictions pour contrer les maladies qui pourraient survenir à la suite de maléfices démoniaques. En guise d’exemplum, il rapporte le cas de la destruction du temple de Jupiter par saint Marcel, emprunté au Speculum historiale : empêché par un démon d’y bouter le feu, Marcel recourt à l’eau bénite pour le mettre en fuite[43].
La fréquentation des lieux saints et des églises est la quatrième méthode recommandée par Jacquier pour s’armer contre les démons. Un exemplum tiré de la vie de saint Macaire, emprunté une fois encore à Vincent de Beauvais, sert d’illustration : alors qu’un égyptien brûlait d’amour pour une femme mariée, il alla voir un sorcier pour lui demander que cette femme s’éprenne de lui ou que son mari la répudie. Le sorcier, par son art et son invocation, fit alors en sorte que la femme apparaisse aux yeux de son mari ou de ses voisins sous l’aspect d’une jument. Le mari, fortement troublé, l’amena alors auprès de saint Macaire qui habitait dans son ermitage. Le saint, instruit de ce qu’il en était par révélation divine, l’aspergea d’eau bénite et détruisit par une prière cette fiction et œuvre diabolique. La femme retrouva son apparence. Lorsque saint Macaire la laissa retourner vers son mari, il lui ordonna de ne jamais plus s’éloigner de la communion des saints ni de la prière de l’Église. Elle avait en effet négligé de se rendre à l’église pendant cinq semaines[44].
Prier sans cesse Dieu et ses intercesseurs, se signer fréquemment, asperger sa maison d’eau bénite tous les dimanches, fréquenter chaque semaine les églises et les lieux saints et ne pas négliger la protection des anges gardiens : Nicolas Jacquier transmet dans son Flagellum un message clair au fidèle et attend de lui des pratiques dévotionnelles fréquentes et régulières qui l’impliquent comme individu responsable de ses actes et de sa foi. Ce chapitre, abondamment illustré de récits exemplaires, montre que le Flagellum du dominicain pouvait être employé par les prêtres ou les prédicateurs comme ouvrage de référence pour composer leurs sermons. Ici, Jacquier livre une leçon sur les moyens de protection contre les démons dans une optique salutaire et incite les fidèles à les employer. Indirectement, la sorcellerie démoniaque permet de démontrer la valeur et la force des sacramentaux et des pratiques dévotionnelles chrétiennes. Les démonologues du XVe siècle, qui sont pour la plupart des hommes d’Église, ont compris combien la lutte contre la sorcellerie permettait aussi de mettre à l’épreuve la valeur des sacramentaux. Pour cela, il leur est nécessaire de montrer combien ceux-ci ont des conséquences observables et perceptibles par l’humain, notamment en raison de leur efficacité contre les assauts manifestes des démons[45].
Conclusion
Les quatorze citations ou références aux récits du Speculum historiale se rapportent dans la majorité des cas à des premiers martyrs chrétiens ou à des Pères du désert dont les actions héroïques et extraordinaires, en particulier dans leur capacité à chasser les démons et à lutter contre eux, restent exemplaires : Martin, Antoine, Justine, et dans une moindre mesure Marcel et Macaire, sont des saints encore populaires au XVe siècle. Inclue dans les miracles de la Vierge Marie, la légende de Théophile connaît quant à elle une bonne diffusion à la fin du Moyen Âge; le motif du pacte avec le diable a du reste rendu l’histoire familière des démonologues[46]. Par ailleurs, le bourguignon Nicolas Jacquier emprunte à Vincent de Beauvais un récit se rapportant à un saint moins renommé, au rayonnement probablement davantage local : Antide, un évêque de Besançon du Ve siècle, aurait contraint un démon à lui servir de monture pour se rendre à Rome. Le démonologue rapporte aussi l’histoire d’un comte de Mâcon emporté par les démons en punition de sa tyrannie : c’est là le récit le plus récent (XIIe s.) emprunté à l’encyclopédiste, qui se rattache à l’espace bourguignon et dont il faut souligner l’aspect merveilleux en raison de son rapprochement avec la tradition de la mesnie Hellequin. Cet ancrage territorial dans le choix des récits mérite d’être souligné.
Pour asseoir sa réflexion sur le danger de la sorcellerie démoniaque, Nicolas Jacquier a puisé dans plusieurs œuvres pouvant lui offrir des exempla à même de convaincre ses lecteurs et auditeurs : la Bible en premier lieu, les Dialogues de Grégoire le Grand, la Légende dorée de Jacques de Voragine (seuls deux le sont explicitement par la référence à la Aurea Legenda), mais surtout le Speculum historiale de Vincent de Beauvais. Encyclopédique, ce dernier ouvrage, on le sait, n’a pas pour fonction première de servir de recueil d’exempla, mais il a souvent été dépouillé dans ce but, comme en témoigne le Flagellum hereticorum fascinariorum. Fabuleux outil de transmission du savoir, sa réception reste vive dans les milieux dominicains au XVe siècle[47] : comme bien d’autres, Nicolas Jacquier en a une bonne connaissance d’ensemble en raison de sa formation intellectuelle et de son activité de prédicateur, ce qui lui permet aisément de sélectionner, recopier tel ou tel récit pour appuyer son propre discours, en citant le plus souvent ses sources avec précision.
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